dimanche 9 avril 2017

Des histoires pour le Temps de la Passion

Comment Joël, fils de Michaël, prépara la Pâque


Joël réflé­chis­sait.
« Déjà, se disait-​il, tou­te la vil­le reten­tit de tam­bou­rins et de flû­tes. Déjà, les fours cui­sent le pain sans levain, et par­tout on tue les agneaux que l’on fera rôtir. Demain, c’est la Pâque, la plus gran­de et la plus joyeu­se de nos fêtes. Il faut aujourd’hui que je fas­se quel­que cho­se d’exceptionnel. Ce ne peut pas être un jour com­me les autres. »
Et Joël, mâchon­nant une brin­dille, tour­nait en rond sur la ter­ras­se de la mai­son, au grand soleil. Autour de lui, les innom­bra­bles toits de Jéru­sa­lem s’étendaient, domi­nés par des tours. On enten­dait la sour­de rumeur de la vil­le en fête.
Le gar­çon des­cen­dit et alla trou­ver son père.
« Père, lui dit-​il, confiez-​moi un tra­vail que je n’ai pas l’habitude de fai­re… Tenez, ma mère est très occu­pée aujourd’hui. Donnez-​moi à por­ter la plus gros­se des jar­res. Je vais aller cher­cher de l’eau à sa pla­ce. »
Le père Michaël se mit à rire.
« Tu veux donc que tout le mon­de se moque de toi ? Tu sais bien que pui­ser l’eau est un tra­vail de fem­me. Que dira-​t-​on quand tu arri­ve­ras à la fon­tai­ne ? On te pren­dra pour un fou. Ça ne s’est jamais vu !
— Peut-​être, répli­qua le gar­çon. Mais je veux ren­dre ser­vi­ce à ma mère. Si cela me coû­te quel­ques moque­ries, tant mieux. Je n’en serai que plus heu­reux. Ren­dre ser­vi­ce, cela a beau­coup plus de valeur quand c’est dif­fi­ci­le ! »
Haus­sant les épau­les, Michaël acquies­ça et per­mit à son fils de s’en aller vers la fon­tai­ne, la lour­de cru­che sur le dos.
* * *
… Ce fut un joli suc­cès pour Joël. Les pas­sants le mon­traient du doigt. Fai­re un tra­vail de fem­me ! Était-​ce rai­son­na­ble pour un grand gaillard com­me lui ? Mais le gar­çon n’en avait cure. Il rem­plit sa jar­re, au milieu des quo­li­bets, et péni­ble­ment, l’échine ployée sous son far­deau, remon­ta les ruel­les en esca­lier, lais­sant der­riè­re lui une lon­gue tra­ce de gout­te­let­tes que le pavé brû­lant avait tôt fait d’absorber.
Il avait déjà par­cou­ru la moi­tié du che­min, lorsqu’il croi­sa deux hom­mes, des Gali­léens. Ceux-​ci regar­dè­rent Joël, puis, après s’être mur­mu­ré quel­que cho­se à voix bas­se, se mirent à le sui­vre. Le gar­çon les sur­veillait du coin de l’œil.
« Que me veulent-​ils, ces gens-​là ?… Ils mar­chent der­riè­re moi depuis la pla­ce aux oli­viers… Ce ne sont pas des mal­fai­teurs, pour­tant, mais… Bah ! Après tout, si ça les inté­res­se de me voir por­ter ma cru­che !… »
Il péné­tra dans la mai­son de son père et dépo­sa le réci­pient dans un angle de la cour. Des coups heur­taient la por­te. Michaël alla ouvrir. Les deux étran­gers étaient là.
« La paix soit sur toi, dit le plus âgé. Je me nom­me Simon-​Pierre, et voi­ci Jean, mon com­pa­gnon. Le Maî­tre nous a envoyés en disant : Vous ren­con­tre­rez un hom­me qui por­te­ra une cru­che d’eau. Nous l’avons vu et sui­vi, et nous venons te deman­der, de la part du Maî­tre, où est le lieu où Il doit man­ger la Pâque avec ses dis­ci­ples.
— Entrez, répon­dit Michaël. Il y a ici une gran­de sal­le déjà meu­blée. Pré­pa­rez tout ce dont vous aurez besoin. Vous êtes chez vous. »
Joël, fort intri­gué, se ren­dit lui aus­si dans la piè­ce. C’était cel­le que, d’ordinaire, on réser­vait aux hôtes de pas­sa­ge. Des lam­pes d’argile l’éclairaient. Autour de la table bas­se, les divans et les cous­sins étaient déjà ran­gés.
Il aida Pier­re et Jean. Il fit trem­per le pain sans levain dans cet­te sau­ce rou­ge que l’on appel­le « haro­se­th ». Il dres­sa, devant la pla­ce de cha­que convi­ve, les cou­pes où serait ver­sé le vin mêlé d’eau. Il tria les her­bes par­fu­mées du thym, du lau­rier, du basi­lic, de la mar­jo­lai­ne, qui ser­vi­raient aux sau­ces. Il dis­po­sa les pains et l’eau salée. Mais les deux hom­mes, tout en bavar­dant avec lui, ne lui per­mi­rent ni de décou­per l’agneau tra­di­tion­nel, ni de le fai­re cui­re, enfi­lé sur une baguet­te de gre­na­dier.
* * *
Enfin, tout fut prêt à la tom­bée de la nuit. Une odeur de grilla­de et d’aromates flat­tait les nari­nes de Joël. Cepen­dant, on aurait dit qu’il allait se pas­ser dans cet­te sal­le hau­te quel­que cho­se de plus impor­tant qu’un ban­quet de fête… Le gar­çon se fai­sait tout petit, der­riè­re un divan, pour y assis­ter.
Déjà, d’autres hom­mes entraient, par petits grou­pes. Une dou­zai­ne, au total. Mais Michaël vint cher­cher son fils.
« Ne res­te pas ici, mon gar­çon, lui dit-​il. Ce ne serait pas poli. D’après nos cou­tu­mes, nos hôtes ne doi­vent être déran­gés par per­son­ne. Cet­te mai­son, pour ce soir, est la leur et non plus la nôtre. Viens. Retirons-​nous.
— Mais qui sont-​ils, Père ? Je ne les ai jamais vus. »
A la lueur dan­san­te des mèches brû­lant dans l’huile, Michaël les dési­gna à son fils, à mi-​voix :
« Voi­ci Pier­re, et son frè­re André ; Jac­ques et Jean, les fils de Zébé­dée. Ici, Jac­ques, fils d’Alphée, qui bavar­de avec Simon le Cana­néen et Tho­mas. »
La ten­tu­re qui recou­vrait la por­te se sou­le­va. Un autre hom­me parut, que tous saluè­rent. Jean, le pre­mier, alla vers Lui.
« La paix soit avec vous », dit le nou­veau venu.
Michaël s’inclina, lui aus­si.
« Le Maî­tre, souffla-​t-​il à son fils. Jésus le Naza­réen. Allons-​nous-​en. Ce ne serait pas poli de res­ter. »
Joël s’en alla alors avec son père. Il tra­ver­sa la cour noyée d’ombre et se reti­ra dans la mai­son.
De la gran­de sal­le des hôtes, on com­men­çait à enten­dre la psal­mo­die qui, selon l’usage, indi­quait le début du repas de la Pâque
« … Le Sei­gneur exau­ce­ra la voix de ma priè­re.
Par­ce qu’Il a abais­sé son oreille vers moi.
Je L’invoquerai pen­dant tous les jours de ma vie… »
Et Joël se sen­tit plein d’une gran­de joie. Il rayon­nait à la pen­sée d’avoir fait une bon­ne action, au ris­que d’avoir paru ridi­cu­le aux yeux des hom­mes de Jéru­sa­lem, qui ne s’abaissaient jamais à por­ter une cru­che. Mais, plus enco­re que cela, il lui sem­blait qu’un bon­heur incon­nu entrait en lui, une allé­gres­se qu’il ne pou­vait s’expliquer.
A. Pau­tard.

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