Les premières lueurs du soleil levant venaient
illuminer les hautes collines ; lentement l'astre éclatant s'éleva dans
l'espace, et bientôt ses rayons inondèrent de leur clarté la plaine rocailleuse
: c'était une vaste prairie de la Palestine, nue et sévère, où de maigres
oliviers croissaient çà et là au milieu d'une herbe rare.
Un jeune berger y faisait paître les brebis de son
maître ; l'enfant se nommait Isaac, et ses parents étaient pauvres ; aussi
passait-il de longues journées au pâturage, où il amenait son troupeau bien
avant le lever du soleil. Dans son bissac, il portait pour ses repas une
nourriture frugale : du pain bis et de l'eau dans une gourde. Comme compagnons,
il avait son chien et sa flûte, et, durant de longues heures, rêvant aux
miracles qu'accomplissait le Christ, il adorait la loi du Seigneur. Et, devant
l'astre radieux, le pâtre s'agenouilla, selon la coutume ; il prononça sa
prière, courte et fervente, ne voulant rien pour lui, mais demandant pour ses
parents l'aisance qu'ils ne possédaient pas, et dont leur vieillesse si
défaillante aurait eu tant besoin.
Or le soleil avait accompli sur l'horizon le quart
de sa course, lorsqu’ Isaac aperçut dans le lointain la silhouette d'un homme
qui semblait s'approcher. Il le regarda attentivement, car les voyageurs
étaient rares ; l'étranger s'avançait toujours, et bientôt il arriva près du
berger. C'était un vieillard qui paraissait souffrir de la fatigue et de la
chaleur ; l'enfant se leva et le salua.
"J'ai faim !" dit alors le vieillard d'une
voix sombre.
Isaac sortit de son bissac le pain qui devait
suffire à sa journée :
"Tenez, dit-il, je suis jeune et je mangerai
plus tard."
Le voyageur prit le pain sans prononcer une parole,
et se remit en route ; l'enfant le regarda s'éloigner : ce qu'il venait de
donner, c'était tout ce qu'il avait pour se nourrir jusqu'au soir ; mais il ne
se demanda pas si plus tard la faim ne le ferait pas cruellement souffrir, et,
lorsqu'il eut perdu l'étranger de vue, il prit sa flûte et se mit à jouer.
Le soleil
arriva au milieu de sa course. Midi ! Ses rayons ardents brûlaient la plaine ;
les brebis, le chien, s'étaient couchés sur l'herbe, assoupis : l'enfant jouait
toujours. A la longue, pourtant, son gosier se dessécha ; il dut s'arrêter ; au
reste, aurait-il eu la force de continuer, lui qui, depuis de si longues
heures, n'avait pris aucune nourriture ? Cependant, il ne regrettait pas sa
charité, et, sans un soupir, il tira sa gourde d'eau claire. Au même instant,
une main se posa sur son épaule ; l'enfant tressaillit : un homme était à côté
de lui, voûté par l'âge, à l'aspect sévère et triste. D'où venait-il ? Quand
était-il arrivé ? Le chien n'avait pas aboyé, le pâtre n'avait rien entendu.
"J'ai soif ! dit avec tristesse l'étranger en
regardant fixement l'enfant.
- Voici ma gourde, buvez !" répondit Isaac sans
songer à lui et à la soif cuisante qui le brûlait.
Le vieillard saisit la gourd et but l'eau qu'elle
contenait ; puis, silencieux, il reprit sa route, tandis que le petit berger,
défaillant, se laissait tomber au pied d'un arbre, sans une pensée mauvaise
contre ces hommes, à qui il avait sonné tout ce qu'il possédait.
Et l'astre majestueux descendit sur l'horizon ; les
heures s'écoulèrent, et l'ombre du soir s'avança lentement. Et, comme l'enfant
se levait et rassemblait ses brebis pour les reconduire au bercail, il aperçut
dans la plaine un homme qui' s'avançait vers lui ; il semblait plus malheureux
et plus sombre encore que les deux autres : un bâton noueux soutenait ses pas
chancelants, sa longue barbe, inculte et blanche, tombait au milieu de sa
poitrine ; sous son grand manteau percé, il tremblait de fatigue, de misère et
de froid.
"Je suis pauvre ! murmura-t-il en s'approchant.
- Hélas !
répondit le pâtre, je ne possède rien, moi non plus, et mes parents ne
possèdent rien au monde.
- Ces brebis, dit le vieillard, ces brebis ne
sont-elles pas à toi ?
- Elles sont au maître qui me les a confiées,
répondit Isaac.
- Qu'importe ! reprit l'étranger. Laisse-moi emmener
une de ces brebis.
-Je ne livrerai pas le dépôt qu'on a confié à ma
garde, répondit le berger d'une voix ferme, et ce troupeau n'est pas à moi.
Mais je me donne à vous : emmenez-moi, vendez-moi comme esclave, et vous serez
riche alors.
- Viens !" dit seulement le voyageur.
L'enfant fit à son chien le signal du départ, et la
bonne bête se mit en route de son côté, reconduisant le troupeau de brebis par
le chemin accoutumé.
Isaac suivit l'inconnu auquel il venait de donner sa
liberté ; les larmes lui vinrent aux yeux en songeant à ses parents qu'il ne
devait plus revoir, mais il ne regretta pas ce qu'il avait fait. Et il marchait
à travers la nuit, derrière son maître silencieux.
La route fut longue ; et déjà les premières lueurs
de l'aube nouvelle venaient de blanchir le ciel, lorsque les deux voyageurs
arrivèrent à la ville sacrée, Jérusalem. Le vieillard pénétra dans une maison
somptueuse, et l'enfant le suivit, ne sachant ce qu'il allait advenir de lui ;
puis son guide ouvrit une porte et lui fit signe d'entrer, et Isaac pénétra
dans une vaste chambre, dallée de marbre, aux murs ornés de magnifiques
peintures : l'étrange voyageur avait disparu.
Au même instant, Isaac aperçut sur une table de
bronze son pain et sa gourde ; en face de lui, les trois vieillards étaient
debout, et leur taille s'était redressée ; une lumière mystérieuse se répandait
autour d'eux ; devant eux se tenait un homme, jeune encore, au visage souriant
et bon. Et celui-là, Isaac le reconnut, car il l'avait vu déjà : c'était le
Christ.
Tandis que l'enfant joignait les mains, ébloui, le
Christ parla :
"Tu as donné ton pain à l'affamé, dit-il, ton
eau à l'altéré, ta personne au pauvre : béni sois-tu ! Et ce que tu as donné te
sera rendu au centuple, parce que tu n'as point hésité à le donner. Pour ton
pain, je te donne cette demeure ; pour ton
eau, ces richesses ; pour ta personne, la liberté : car la charité a été
agréable à Dieu, qui te bénit entre les justes."
L'enfant s'était prosterné ; lorsqu'il releva la
tête, le Christ et ses compagnons n'étaient déjà plus là. Au même moment, les
vieux parents pénétraient dans la riche demeure, éperdus de joie, et serraient
dans leurs bras leur fils bien-aimé ! Et tous trois jurèrent de secourir le
pauvre et l'orphelin, de réconforter le malade, de consoler l'affligé et la
veuve, tandis que, de leurs coeurs, lentes et graves, la reconnaissance et la
prière s'élevaient aux cieux.
Auguste BAILLY
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