Il était une fois, dans un pays inconnu et très
lointain, un champ de tournesols qui n’était pas comme les autres. À première
vue, certes, même un expert en champ de tournesols se serait fourvoyé et
l’aurait classé dans la catégorie CTPC, ce qui signifie dans le jargon des
experts «Champ de tournesols de première catégorie». Cependant, si son analyse
avait été plus fine et s’il avait su entendre la nature, il aurait perçu une
plainte subtile, mélopée étrange qui disait tout son mal de vivre, là au coin
droit du champ, proche du vieux cyprès et du petit ruisseau.
Qui pleurait sous le soleil provençal? Et surtout,
pourquoi ces pleurs?
Eh bien ! Laissez-moi satisfaire votre curiosité et
vous parler de celui qui aurait voulu être un soleil, mais qui n’était qu’un
tournesol.
Toute la journée, le tournesol, depuis les premiers
rayons du soleil sur l’horizon à l’aurore et jusqu’à ses derniers au
crépuscule, suivait la course de l’astre, son idole. Il aurait aimé être comme
lui : l’unique, celui que tout le monde attend, que tout le monde célèbre,
celui qui réchauffe et qui donne bonne mine, celui qui aveugle et qui étale
majestueusement sa puissance dans le ciel comme un monarque sur la terre.
Il se lamentait sur son sort qui n’avait fait de lui
qu’une pâle réplique du dieu. Il geignait; et dans son langage de méridional,
cela ressemblait à ceci : « Peuchère, je ne comprends pas! Pourquoi lui et pas
moi ? C’est injuste… »
Et il recommençait à pleurer!
Les autres tournesols avaient essayé de lui remonter
le moral; ils l’avaient consolé, mais désormais ils étaient fatigués de ce
pleurnichard qui leur cassait les oreilles. Ses plus proches voisins, tannés de
l’entendre, s’étaient résolus à commander une paire de bouchons aux abeilles
qui venaient les butiner et, munis de leur cire protectrice, ils pouvaient à
loisir, et surtout en paix, se faire dorer la pilule toute la sainte journée
sans se soucier des jérémiades de leur comparse.
Un jour, pourtant, peut-être à cause de ses cris
plus forts qu’à l’habitude, le tournesol alerta un voyageur qui passait par là.
C’était une fourmi et, comme chacun sait, les fourmis sont des traductrices
hors pair, douées pour les langues et les affaires.
Chico – c’était le nom de notre fourmi – s’approcha
du tournesol et l’apostropha : « Dis donc l’ami, pourquoi pleures-tu ? Es-tu
blessé ? As-tu besoin d’aide ? »
La fourmi n’est pas prêteuse – la cigale l’apprit à
ses dépens – mais elle sait donner un coup de main à l’occasion. Le tournesol,
surpris que quelqu’un lui adresse la parole, se tut. Ce silence soudain
provoqua un léger émoi chez les corolles dorées… Le tournesol tourna ses
pétales à gauche, puis à droite.
Rien.
Il pensa alors à cet instant que c’était son dieu
qui daignait enfin l’interpeller…
Mais la voix reprit : « Eh, l’ami, je suis là. En
bas ! ».
Alors le tournesol s’inclina et découvrit au pied de
sa tige la minuscule créature : « Ah, c’est toi… », fit-il d’un air déçu.
La fourmi, qui avait un certain penchant pour la
vantardise, répliqua : « Comment ça ? C’est moi ! Tu te fiches de ma figure,
j’espère ! Sais-tu à qui tu parles ? Je suis Chico, la fourmi de Marseille! Et
tu as intérêt à t’excuser tout de suite ou… tu vas regretter amèrement tes
paroles! »
Mais au lieu de provoquer des excuses, les paroles
de Chico déclenchèrent un nouveau déluge de plaintes et, devant ce torrent de
larmes, la fourmi resta coite. Et ça, je vous jure, parole de conteuse, que
faire taire un Marseillais est tout un exploit.
La fourmi se fit alors caressante : « Bon, je me
suis emportée… Excuse-moi… On oublie ça, d’accord ? Dis-moi plutôt pourquoi tu
pleures, peut-être pourrais-je t’aider? »
Le tournesol expliqua : ce fut long et difficile,
car à chaque phrase succédait un sanglot et, finalement, la fourmi comprit que
le tournesol rêvait d’être le soleil.
Chico était très embêtée, mais l’ingéniosité ne lui
faisait pas défaut. Une idée lumineuse lui vint tout à coup : elle devait
convaincre le tournesol qu’il était bien mieux d’être tournesol que soleil.
Comme le plaidoyer promettait d’être long, Chico
s’installa confortablement à l’ombre de la plante aux reflets d’or , se racla
la gorge et elle commença : « Vois-tu, je crois que tu n’es pas tant à
plaindre. J’ai beaucoup voyagé, crois-moi, et j’ai rencontré des gens bien plus
malheureux que toi. Toi, tu as la chance d’être entouré de ta famille; tu as
des amis autour de toi avec qui tu peux partager tes peines et tes joies.
Regarde-le, lui là-haut, tout seul : personne à qui parler, à qui faire la
cour, avec qui jaser de tout de rien, de la pluie et du beau temps. Tu parles
d’une vie. Ah ! C’est sûr, il a la paix! La sainte paix même! Mais comme il
doit être triste de tout contempler sans pouvoir partager, de tout illuminer
sans pouvoir se réjouir avec ceux qu’on aime. Je pense que si le soleil pouvait
échanger ta place avec la sienne, il le ferait. »
Le tournesol n’avait jamais envisagé son problème
sous ce jour, et ses pleurs s’étaient calmés.
« En plus, ton soleil n’est pas si puissant que ça.
Un nuage peut le cacher; la Lune parfois s’amuse à lui voler la vedette et,
s’il pleut, il n’est même plus capable de pointer son nez. J’ajouterais même
qu’il a l’air bienfaisant parce qu’il chauffe et permet aux légumes de
pousser. Mais s’il décide de ne plus
quitter le ciel, c’est la canicule et la récolte est fichue ! Alors celui que
tu adores tant, parfois les hommes le maudissent.»
Le tournesol écoutait avec une attention accrue le
discours de la fourmi et trouvait que ça faisait pas mal de bon sens
.
«Faut-il encore pour te convaincre que je te dise
que toi, tu réjouis le regard du promeneur quand il te voit, soleil parmi tant
de soleils, éclairer son paysage… Que s’il te cueille, tu embelliras sa
demeure. Que ta corolle jaune ressemble à un sourire éternel. Que ta place est
ici avec les tiens parce que c’est là que ton destin doit s’accomplir. Qu’il
est bon d’avoir des rêves, mais qu’ils ne doivent pas t’empêcher de vivre. Que
tu es beau parce que tu existes tout simplement et que tu n’as pas besoin
d’être un autre pour qu’on t’aime! »
Chico, dans ce dernier élan d’exaltation oratoire,
s’était levée. Elle resta un instant le bras levé comme Cicéron à la fin d’un
discours enflammé devant la plèbe. Ce fut un tonnerre d’applaudissements qui
jaillit du champ : les tournesols s’étaient tous reconnus dans cette
description, et même le tournesol pleureur criait à tue-tête. Les larmes qui
coulaient sur ses pétales n’étaient plus de désolation et de découragement,
mais de bonheur et de joie de vivre.
La soirée qui suivit fut chaude : les tournesols
voulaient fêter le sauveur qui leur avait redonné confiance en eux, qui leur
avait montré leur beauté et leur importance.
Quand la fête fut finie, le tournesol se tourna vers
la fourmi, qui déjà reprenait son baluchon pour explorer d’autres contrées, et
lui dit d’une voix émue : « Je te remercie pour ta tendresse et ton amour. Sans
toi, je n’aurais jamais su que je peux moi aussi apporter du bonheur dans ce
monde.»
La fourmi sourit et lui murmura
doucement : « Eh! Petit tournesol, n’oublie pas : nous avons tous le même
soleil. Chacun y trouvera sa place et s’y sentira heureux, car chacun peut être
un soleil pour le cœur de l’autre. »
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