mercredi 23 mai 2018

Petit conte... "philosophique" ? - "Supprimons le malheur !"... et ils détruisirent le bonheur. Par Vianney,


Il était une fois...
  ... un monde où le bonheur régnait.
Les hommes étaient heureux : tout était sujet à se réjouir. Ils étaient heureux pour tout, et même la mort ne leur faisait pas peur : ils savaient bien que c'était un passage vers un plus grand bonheur encore !
Le bonheur était le but de la vie, et c'était un but à la fois déjà atteint et toujours recherché. Les hommes étaient heureux de chercher le bonheur, de le partager ensemble, de le donner et de le recevoir. Le chercher, c'était le trouver, et le trouver était le gage d'une trouvaille future plus belle encore.
Bref, faut-il le répéter, tout le monde était heureux.
 ... jusqu'au jour où, on ne sait trop comment, le malheur entra dans le monde en frappant.
Il fit mal, et il y eut des gens malheureux. Beaucoup. Le malheur se répandit, de proche en proche.
Ce fut un grand malheur, il est vrai, et pourtant les gens continuaient à croire au bonheur, coûte que coûte. Ils le cherchaient, et parfois le trouvaient. Ils continuaient à penser que le bonheur était un - le ? - but de la vie.
Le malheur était là, c'est vrai. Il y avait des gens malheureux... Avouons-le, il n'y avait pas beaucoup de gens heureux, vraiment heureux, profondément heureux. On n'était pas non plus heureux tout le temps, à chaque instant, toute sa vie.
Il fallait se battre pour être heureux, et, quand quelqu'un se bat, il se fait parfois mal, il fait parfois mal. C'est malheureux, mais c'est ainsi. Le bonheur est à ce prix.
Un jour pourtant, on eut l'idée géniale, extraordinaire, la solution miracle : "Supprimons le malheur !" On applaudit, et on se mit à l'oeuvre, dans ce but : "Supprimons le malheur !"
Bien sûr, il fallut se battre. On se battit, on se fit mal. Mais enfin, on cherchait à supprimer le malheur demain, tant pis pour aujourd'hui.
On se rendit compte, toutefois, que le malheur était coriace. On le supprime ici, on le découvre là. On le supprime là, il est déjà ici. On se réunit, statistiques à l'appui, et on constata. Le malheur n'avait pas diminué... pire, il semblait bien qu'il avait progressé : on se sentait partout très malheureux.
On afficha partout, tel un slogan : "Supprimons le malheur !" On manifesta bruyamment contre le malheur. On lança des projets pharaoniques contre le malheur, à crédit sur l'avenir, où bien sûr le malheur n'existera plus. Partout des statistiques : ici le malheur recule ; là, le malheur progresse.
On se réunit en haut lieu, entre gens moins malheureux, on se félicita : "Oh ! Il y a plus malheureux que nous, n'est-ce pas ?" Oui, mais tout de même, on était malheureux : tous ces malheureux, c'est malheureux, ça fait tache au tableau, ça coule les statistiques.
On lança une idée. Une idée géniale : "C'est trop difficile de supprimer le malheur ! Supprimons les malheureux !"
Bravo ! On fit quelques calculs sur les probabilités de malheur chez telle ou telle catégorie, et on commença à supprimer les plus malheureux. On les supprima d'abord des champs de vision des moins malheureux, et puis, pour aller plus vite et régler le problème, on les supprima. Tout simplement. C'était beaucoup plus facile que de supprimer le malheur. Et beaucoup moins cher aussi. Et puis c'était bien, un vrai bienfait : tous ces malheureux ne seraient plus jamais malheureux.
On supprima les plus malheureux, et puis on se rendit compte que le malheur florissait chez les nouveaux plus malheureux. Alors on continua. Les moins malheureux applaudissaient, et puis un jour devenaient à leur tour les plus malheureux, et demandaient eux-mêmes qu'on les supprime : ils étaient si malheureux !
Un jour, les moins malheureux se réunirent, et se rendirent compte qu'ils étaient seuls. On avait supprimé les plus malheureux. Il n'y en avait plus. Mais le malheur était toujours là : on fut très malheureux. Peu à peu, on s'estima trop malheureux. On se supprima.
Il en resta un. Seul et malheureux. Maître du monde et toujours malheureux. Le moins malheureux et le plus malheureux, en même temps. Il s'assit sur son trône de malheur, et mit un point final à l'histoire du monde.
Ce jour-là, le malheur triompha et creva du même coup, d'indigestion.
Le bonheur aussi mourut : il n'y avait plus personne pour être heureux.
A trop vouloir supprimer le malheur, on avait tué le bonheur.

MORALE :

Supprimer le malheur ne peut pas être un but en soi, ne doit pas être le but, ni pour moi, ni pour chacun de nous, ni pour le politique. A trop voir le malheur, on ne voit plus que lui.
Le but de la vie, ce qui lui donne un sens, Aristote le disait déjà, c'est le bonheur. Soulager les malheureux est un corollaire du but premier : chercher ensemble, avec eux, le bonheur. Notre bonheur.
Le premier monde de ce conte n'existe plus. Le second monde existe encore... Le troisième monde n'est pas si loin, il est même, trop souvent, déjà bien présent et revendiqué. Il repose sur une double erreur : celle de prendre comme critère le malheur, qui plus est le malheur matériel, et celle de croire qu'on peut l'éradiquer, tout seuls comme des grands. Quel qu'en soit le prix.
Le malheur existera encore longtemps, c'est un fait. Le bonheur existera toujours. Cherchons-le.

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