Il s’appelait Silence, elle
s’appelait Parole, ils se rencontrèrent sur une île où elle vivait, sur
laquelle elle était née et avait passé toute son enfance.
Au début ils n’échangèrent que des regards et
de longs silences pleins, chargés de tous leurs élans, de toutes les vibrations
de leurs désirs naissants. Ils s’offraient des sourires de miel et de tendresse
sur lesquels le ciel et le soleil dansaient. Ils osaient des gestes légers et
magiques accordés aux clairières et aux sources de leurs rencontres. Chacun
déposait ses enthousiasmes, ses émois et la part secrète de ses rêves dans les
mains de l’autre. Ils surent apprivoiser l’espace entre leurs corps, laisser
chanter doucement la musique de tous leurs sens. Puis très vite, tout
cela éclata, se transforma en baisers lumineux et en caresse colorées aux
parfums de leurs abandons, pour se perdre et se fondre dans la fête des corps
qui les emporta au plus loin, au plus profond d’eux-mêmes.
Ils s’aimaient, je veux dire par là que
l’amour de l’un rejoignait et s’accordait à l’amour de l’autre.
Parole, très vite, spontanément, mit des mots sur ses
sentiments, sur ses émotions et son ressenti. Elle se sentait d’une
créativité inépuisable et généreuse pour dire, partager
avec Silence ce qui circulait à l’intérieur d’elle, pour chuchoter,
murmurer, raconter à celui qui portait son amour, tout ce qui se réveillait au
plus intime d’elle, de son histoire, de son présent et de l’avenir qu’elle
entrevoyait avec lui, si, lui-même, acceptait de la rejoindre dans la
construction d’un devenir en commun.
Pour Silence ce fut plus délicat,
plus difficile. Lui ne savait pas se dire, ou plutôt il gardait de ses
expériences passées une prudence, je devrais dire une inhibition, qui bloquait
ses tentatives de mettre des mots sur ce qui le traversait, l’habitait,
le secouait comme une tempête intérieure. Il craignait de paraître faible,
moins viril s’il parlait de l’intime de lui et le plus souvent, il pensait
même, il faut le dire, que ce n’était pas nécessaire, que c’était inutile et
même carrément du temps perdu, que d’exprimer non ce qu’il pensait, mais ce
qu’il pouvait ressentir, éprouver ou percevoir à l’intérieur. Il se sentait
plus à l’aise dans le faire, il adorait proposer, organiser pour aller ici ou
là. Et surtout il ne pouvait s’empêcher de
la toucher, de la prendre contre lui, de lui
faire sentir son désir, de lui offrir son corps. Ce que Parole aimait
beaucoup et désirait sans fin.
Ne croyez pas que Silence était
muet. Oh non ! Il parlait, il parlait même beaucoup, avec facilité et
aisance, avec humour et proposait même une certaine qualité d’analyse et de
sens critique. Mais il parlait surtout sur les autres, sur les phénomènes qui
l’entouraient, sur les événements qui l’avaient marqué. Il ne parlait pas du
tout de la façon dont il avait lui, vécu tout cela, dans sa chair, dans ses
émotions, dans son ressenti intime.
Il adorait faire des commentaires sur la
politique et le comportement des hommes politiques, il aimait s’emparer d’un
sujet évoqué par lui ou un autre aussitôt il s’embarquait dans un discours
autour duquel il pouvait briller et aussi s’égarer parfois dans un verbiage qui
pouvait devenir stérile et perdre tout son sens. Il excellait à développer des
idées, à cultiver un art de la disputation, à entretenir
avec Parole ou ses amis, des débats sur le sport, les films qu’il
avait vus, sur les livres qu’il avait lus, sur les voyages qu’il avait faits,
sur les expériences qu’il avait traversées. Au fond ce qui
distinguait Parole et Silence, c’est qu’Elle parlait
d’elle, et lui parlait sur lui et sur les autres, sans réellement parler de
lui-même.
Ils ignoraient encore que ce qui maintient le
plus solidement ensemble deux êtres dans le respect mutuel, dans l’intimité
d’une relation qui saurait résister au temps, n’était pas l’amour qui pouvait
les lier et même les attacher l’un à l’autre, mais la qualité des échanges et
du partage ( autour du savoir demander et donner, de l’oser recevoir et
refuser), qu’il pouvait ou non se proposer en réciprocité…
Ils ne savaient pas encore l’un et l’autre
qu’ils étaient au début d’un chemin qui risquait de les éloigner l’un de
l’autre, plus sûrement que l’importe lequel des malentendus ou conflits qui
aurait pu les opposer ou les blesser. Ils pouvaient sur ce chemin se quitter
lentement, irrémédiablement, sans le savoir, sans même pressentir leur
incapacité à créer, au-delà de leur amour, une relation vivante, créative,
stimulante. Une relation qui justement aurait nourri leur amour du meilleur
d’eux-mêmes, de leurs ressources les plus inattendues, s’ils pu mettre en
commun et amplifier leur vécu, leur ressenti et le retentissement de tout ce
qu’ils vivaient. Et tout cela, non seulement avec une offrande d’un côté et une
réceptivité ouverte de l’autre, mais par une réciprocité, une mutualité, une
circulation des ressentis personnels et intimes. Une relation où chacun aurait
pu partager ses attentes, ses apports et surtout témoigner de ses zones
d’intolérance, de fragilité, de colère ou de violence accrochées aux blessures
de son enfance.
Il faut que je vous dise cependant
que Parole avait été élevée dans la famille JOZDIR, une famille
qui pratiquait depuis longtemps une approche qu’on appelait dans son île, la
méthode E.S.P.E.R.E, qui proposait de ne pas parler sur l’autre mais à
l’autre…de soi, qui invitait à renoncer aux injonctions, aux jugements de
valeur, aux disqualifications et dévalorisation, aux menaces et aux chantages,
aux culpabilisations, aux maintient des rapports dominants/dominés. Une famille
et un entourage où l’on proposait très tôt aux enfants des règles d’hygiène
relationnelle simples, accessible à chacun, transmissibles. Parole avait grandi
dans un environnement qui l’avait invité à pratiquer l’apposition et non
l’opposition, la confrontation et non l’affrontement, la non-collusion et la
différenciation entre sentiment et relation. Elle avait développé des
ressources qui favorisaient le positionnement clair de soi, l’autonomie et
l’affirmation, la créativité et la liberté d’être…
Quant à Silence, lui, il avait été élevé dans
la famille CEPADIR. Une famille comme il y en a des millions sur la
planète Taire, qui pratiquait avec une spontanéité jamais prise en défaut, le
système S.A.P.P.E. Une famille dans laquelle il était inconvenant de
parler de soi, de se laisser aller à se dévoiler, dans laquelle on ne posait
pas de questions, où l’on devait répondre aux demandes par le conformisme ou la
soumission. Une famille et un entourage qui parlait sur vous, vous définissait,
vous cataloguait et vous étiquetait avec des jugements de valeur péremptoires
et définitifs, qui vous culpabilisait si vous n’entriez pas dans le désir des
parents, qui n’hésitait pas à vous à menacer, à vous châtier ou même à vous
rejeter si vous affirmiez des croyances différentes ou des velléités
d’indépendance et d’affirmation différentes de celle qui dominaient dans votre
entourage…
Dans ce type de famille, il faut le savoir,
les enfants n’ont pas la possibilité de développer confiance et amour de soi,
initiative et créativité. Peu de choix leur sont proposés pour se construire et
se consolider face à l’imprévisible de la vie…sinon par des comportements trop
stéréotypés et en conserve, je veux dire répétitifs…Soit ils s’affirment et se
réalisent dans le faire, dans l’action, la conquête, l’appropriation, le
combat, soit ils démissionnent, fuient, se soumettent, se mettent au service d’exploiteurs,
se laissent manipuler, soit encore s’inhibent, s’enferment dans le silence,
dans une activité-écran, tentent d’échapper à l’imprévisible en se faisant
oublier, et pour certains, plus rares, ils vont se réaliser, en se
marginalisant, soit par la création, soit par la transgression…
Je ne sais ce que va devenir la relation
entre Parole et Silence, pas plus que je ne sais comment survivra ou
s’agrandira leur amour. Ce que je sais, par contre, c’est tout le chemin que
l’un et l’autre auront à parcourir pour se proposer, au-delà de la rencontre
amoureuse, une relation vivante et épanouissante…s’ils veulent construire un
avenir en commun.
Je sais aussi qu’ils auront à se confronter à
la désidéalisation de leurs images, à la reconnaissance de leurs attentes et de
leurs apports, à la prise en compte de leurs zones d’intolérance, à la
découverte de leur vulnérabilité. Ils auront, s’ils veulent s’inscrire dans
une relation de durée, à apprendre à mettre en commun autour de
différences, de semblances, d’antagonisme et aussi de leurs parts d’ombres
liées à leur passé…
Je leur souhaite de pouvoir inscrire ce
chemin dans la voie du cœur et de la conscientisation.
JACQUES SALOME, Mille et un chemin vers l’autre.
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