Les habits neufs de l’empereur d’Hans
Christian Andersen est un conte réaliste, on n’y trouve aucun élément
surnaturel, magique. Andersen y raconte l’histoire d’un empereur aveuglé par
son obsession de l’apparence, des vêtements. Bien que ce texte date de 1834,
son sujet semble toujours d’actualité dans un monde qui accorde une grande
place au paraître et à la mode.
Il y a de longues années vivait un empereur qui
aimait par-dessus tous les beaux habits neufs ; il dépensait tout son argent
pour être bien habillé. Il ne s’intéressait nullement à ses soldats, ni à la
comédie, ni à ses promenades en voiture dans les bois, si ce n’était pour faire
parade de ses habits neufs. Il en avait un pour chaque heure du jour et, comme
on dit d’un roi : « Il est au conseil », on disait de lui : « L’empereur est
dans sa garde-robe. »
La vie s’écoulait joyeuse dans la grande ville où il
habitait ; beaucoup d’étrangers la visitaient. Un jour arrivèrent deux escrocs,
se faisant passer pour tisserands et se vantant de savoir tisser l’étoffe la
plus splendide que l’on puisse imaginer. Non seulement les couleurs et les
dessins en étaient exceptionnellement beaux, mais encore, les vêtements cousus
dans ces étoffes avaient l’étrange vertu d’être invisibles pour tous ceux qui
étaient incapables dans leur emploi, ou plus simplement irrémédiablement des
sots. « Ce seraient de précieux habits, pensa l’empereur, en les portant je connaîtrais
aussitôt les hommes incapables de mon empire, et je distinguerais les
intelligents des imbéciles. Cette étoffe, il faut au plus vite la faire tisser.
»
Il donna d’avance une grosse somme d’argent aux deux
escrocs pour qu’ils se mettent à l’ouvrage. Ils installèrent bien deux métiers
à tisser et firent semblant de travailler, mais ils n’avaient absolument aucun
fil sur le métier. Ils s’empressèrent de réclamer les plus beaux fils de soie,
les fils d’or les plus éclatants, ils les mettaient dans leur sac à eux et
continuaient à travailler sur des métiers vides jusque dans la nuit. J’aimerais
savoir où ils en sont de leur étoffe, se disait l’empereur, mais il se sentait
très mal à l’aise à l’idée qu’elle était invisible aux sots et aux incapables.
Il pensait bien n’avoir rien à craindre pour
lui-même, mais il décida d’envoyer d’abord quelqu’un pour voir ce qu’il en
était. Tous les habitants de la ville étaient au courant de la vertu miraculeuse
de l’étoffe et tous étaient impatients de voir combien leurs voisins étaient incapables
ou sots.
Je vais envoyer mon vieux et honnête ministre, pensa
l’empereur. C’est lui qui jugera de l’effet produit par l’étoffe, il est d’une
grande intelligence et personne ne remplit mieux sa fonction que lui. Alors le
vieux ministre honnête se rendit dans l’atelier où les deux menteurs
travaillaient sur les deux métiers vides. Mon Dieu ! pensa le vieux ministre en
écarquillant les yeux, je ne vois rien du tout ! Mais il se garda bien de le
dire. Les deux autres le prièrent d’avoir la bonté de s’approcher et lui demandèrent
si ce n’était pas là un beau dessin, de ravissantes couleurs. Ils montraient le
métier vide et le pauvre vieux ministre ouvrait des yeux de plus en plus
grands, mais il ne voyait toujours rien puisqu’il n’y avait rien. « Grands
dieux ! se disait-il, serais-je un sot ? Je ne l’aurais jamais cru et il faut
que personne ne le sache ! Remplirais-je mal mes fonctions ? Non, il ne faut
surtout pas que je dise que je ne vois pas cette étoffe. » Eh bien ! Vous ne
dites rien ? dit l’un des artisans. Oh ! c’est vraiment ravissant, tout ce
qu’il y a de plus joli, dit le vieux ministre en admirant à travers ses
lunettes. Ce dessin ! … ces couleurs ! …
Oui, je dirai à l’empereur que cela me plaît
infiniment. Ah ! Nous en sommes contents. Les deux tisserands disaient le nom
des couleurs, détaillaient les beautés du dessin. Le ministre écoutait de
toutes ses oreilles pour pouvoir répéter chaque mot à l’empereur quand il
serait rentré, et c’est bien ce qu’il fit. Les escrocs réclamèrent alors encore
de l’or et encore des soies et de l’or filé. Ils mettaient tout dans leurs
poches, pas un fil sur le métier, où cependant ils continuaient à faire
semblant de travailler.
Quelque temps après, l’empereur envoya un autre
fonctionnaire important pour voir où on en était du tissage et si l’étoffe
serait bientôt prête. Il arriva à cet homme la même chose qu’au ministre, il
avait beau regarder, comme il n’y avait que des métiers vides, il ne voyait
rien. N’est-ce pas là une belle pièce d’étoffe ? disaient les deux escrocs, et
ils recommençaient leurs explications. « Je ne suis pas bête, pensait le
fonctionnaire, c’est donc que je ne conviens pas à ma haute fonction. C’est
assez bizarre, mais il ne faut pas que cela se sache. »
Il loua donc le tissu qu’il ne voyait pas et les
assura de la joie que lui causait la vue de ces belles couleurs, de ce
ravissant dessin. C’est tout ce qu’il y a de plus beau, dit-il à l’empereur. Tous
les gens de la ville parlaient du merveilleux tissu. Enfin, l’empereur voulut
voir par lui-même, tandis que l’étoffe était encore sur le métier.
Avec une grande suite de courtisans triés sur le
volet, parmi lesquels les deux vieux excellents fonctionnaires qui y étaient
déjà allés, il se rendit auprès des deux rusés compères qui tissaient de toutes
leurs forces - sans le moindre fil de soie. N’est-ce pas magnifique,
s’écriaient les deux vieux fonctionnaires, que Votre Majesté admire ce dessin,
ces teintes. Ils montraient du doigt le métier vide, s’imaginant que les autres
voyaient quelque chose.
« Comment ! pensa l’empereur, je ne vois rien ! Mais
c’est épouvantable ! Suis-je un sot ? Ne suis-je pas fait pour être empereur ?
Ce serait terrible ! Oh ! de toute beauté, disait-il en même temps, vous avez
ma plus haute approbation. » Il faisait de la tête un signe de satisfaction et contemplait
le métier vide. Il ne voulait pas dire qu’il ne voyait rien. Toute sa suite
regardait et regardait sans rien voir de plus que les autres, mais ils disaient
comme l’empereur : « Oh ! de toute beauté ! » Et ils lui conseillèrent
d’étrenner l’habit taillé dans cette étoffe splendide à l’occasion de la grande
procession qui devait avoir lieu bientôt. Magnifique ! Ravissant ! Parfait ! Ces mots volaient de bouche en bouche, tous se
disaient enchantés.
L’empereur décora chacun des deux escrocs de la
croix de chevalier pour mettre à leur boutonnière et leur octroya le titre de
gentilshommes tisserands. Toute la nuit qui précéda le jour de la procession,
les escrocs restèrent à travailler à la lueur de seize chandelles. Toute la ville
pouvait ainsi se rendre compte de la peine qu’ils se donnaient pour terminer
les habits neufs de l’empereur. Ils faisaient semblant d’enlever l’étoffe de
sur le métier, ils taillaient en l’air avec de grands ciseaux, ils cousaient
sans aiguille et sans fil, et à la fin ils s’écrièrent : Voyez, l’habit est
terminé ! L’empereur vint lui-même avec ses courtisans les plus haut placés.
Les deux menteurs levaient un bras en l’air comme
s’ils tenaient quelque chose : Voici le pantalon, voici l’habit ! Voilà le
manteau ! et ainsi de suite. C’est léger comme une toile d’araignée, on
croirait n’avoir rien sur le corps, c’est là le grand avantage de l’étoffe. Oui
oui, dirent les courtisans de la suite, mais ils ne voyaient rien, puisqu’il
n’y avait rien.
L’empereur enleva tous ses beaux
vêtements et les escrocs firent les gestes de lui en mettre. Dieu ! Comme cela
va bien ! Comme c’est bien pris, disait chacun. Quel dessin, quelles couleurs,
voilà des vêtements luxueux. Les chambellans qui devaient porter la traîne du manteau
de cour tâtonnaient de leurs mains le parquet et les élevaient ensuite comme
s’ils ramassaient cette traîne. C’est ainsi que l’empereur marchait devant la
procession sous le magnifique dais, et tous ses sujets s’écriaient : Dieu ! Que
le nouvel habit de l’empereur est admirable. Personne ne voulait avouer qu’il
ne voyait rien, puisque cela aurait montré qu’il était incapable dans son
emploi, ou simplement un sot. Jamais un habit neuf de l’empereur n’avait connu
un tel succès. Mais il n’a pas d’habit du tout ! cria un petit enfant dans la
foule. Grands dieux ! Entendez, c’est la voix de l’innocence, dit son père. Et
chacun de chuchoter de l’un à l’autre : Il n’a pas d’habit du tout … Il n’a pas
d’habit du tout ! Cria à la fin le peuple entier. L’empereur frissonna, car il
lui semblait bien que tout son peuple avait raison, mais il pensait en même temps
qu’il fallait tenir bon jusqu’à la fin de la procession. Il se redressa encore
plus fièrement, et les chambellans continuèrent à porter le manteau de cour et
la traîne qui n’existait pas.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire