Il était un
jour une jeune fille nommée Jayda. Elle n’avait aucun bien sur terre, sauf ses
deux mains, son corps agile et son regard sans cesse étonné par la lumière du
monde. Elle vivait dans une hutte de branches au bord d’un ruisseau, se nourrissait
de l’eau que lui donnait la source, des fruits que lui donnaient les arbres. Sa
pauvreté était rude mais elle ne s’en plaignait pas. Elle l’estimait ordinaire.
Elle ignorait qu’en vérité un esprit maléfique l’avait prise en haine et
s’acharnait sans cesse à faire trébucher ses moindres espérances, troubler ses
moindres bonheurs, à tout briser de ce qui lui était destiné, pour qu’elle
n’ait rien, et qu’elle en meure.
Or un matin,
comme Jayda dans la forêt faisait sa cueillette d’herbes pour sa soupe
quotidienne, elle découvrit dans un buisson une ruche sauvage abandonnée par
ses abeilles. Elle s’agenouilla devant elle, vit qu’elle était emplie de miel
tiédi par le soleil. L’idée lui vint de le recueillir. Elle pensa, bénissant le
ciel : “J’irai vendre cette belle provende au marché de la ville, j’en gagnerai
assez pour traverser l’hiver sans peine ni souci.” Elle courut chez elle, prit
une cruche , s’en revint au buisson et la remplit de miel. Alors l’esprit
méchant qui veillait à sa perte sentit se ranimer sa malfaisance quelque peu
endormie par la monotonie des jours. Comme Jayda s’en retournait, sa récolte
faite, il ricana trois fois, esquissa autour d’elle un pas de danse invisible,
empoigna une branche au-dessus du sentier, et agitant cette arme de brigand,
comme passait la jeune fille il brisa la cruche qu’elle portait sur l’épaule.
Le miel se répandit dans l’herbe poussiéreuse. L’esprit mauvais, content de
lui, partit d’un rire silencieux, se tenant la bedaine et se battant les
cuisses, tandis que Jayda soupirait et pensait : “ Quelle maladroite je suis !
Allons, ce miel perdu nourrira quelque bête. Pour moi, Dieu fasse que demain
soit meilleur qu’aujourd’hui.” Elle s’en retourna, légère, les mains vides.
Comme elle
parvenait en vue de sa cabane elle s’arrêta, tout à coup sur ses gardes. Un
cavalier venait entre les arbres, au grand galop. A quelques pas d’elle il leva
son fouet, le fit tournoyer, traversa le feuillage d’un mûrier, fit claquer sa
lanière sur la croupe de sa bête et lui passa devant, effréné, sans la voir. De
l’arbre déchiré tomba une averse de fruits. “Bonté divine, pensa Jayda, le Ciel
a envoyé cet homme sur ma route. Voilà qu’il m’offre plus qu’une cruche de miel
!”. Elle emplit son tablier de mûres et reprit vivement le chemin du marché.
Aussitôt, l’invisible démon qui n’avait cessé de la guetter se mit à
s’ébouriffer, pris de joie frénétique, à se gratter sous les bras comme font
les singes, puis se changeant en âne il s’en vint braire auprès de Jayda. Elle
le caressa entre les deux oreilles. Il en parut content. Il l’accompagna
jusqu’au faubourg de la ville. Là elle fit halte un instant au bord de la
grand-route pour regarder les gens qui allaient et venaient. L’hypocrite
baudet, la voyante captivée, profita de l’aubaine. D’un coup sec du museau dans
le panier il fit partout se répandre la provision, et se roulant dedans la
réduisit en bouillie sale. Après quoi, satisfait, il s’en fut vers le champ.
“Tant pis, se dit Jayda. On ne peut tout avoir. J’ai l’affection des ânes, un
vieux croûton de pain m’attend à la maison. Mes malheurs pourraient être
pires.”
Or, tandis
qu’elle s’apprêtait à rebrousser chemin, vint à passer la reine du pays dans
son carrosse bleu orné de roses peintes. Elle vit les mûres répandues, l’âne
trottant, l’échine luisante de suc. Elle en fut prise de pitié. “Pauvre enfant,
se dit-elle, comme le sort la traite durement !” Elle ordonna à son cocher de
faire halte et invita Jayda à monter auprès d’elle. La reine fut tant émue par
l’innocence de cette jeune fille qui n’osait rien lui dire qu’elle lui fit
offrir une demeure de belle pierre. Jayda s’y installa, et devint bientôt une
heureuse marchande. Mais le mauvais génie veillait, ruminant des fracas. Il
découvrit un jour où étaient les biens les plus précieux de sa maison : dans
une remise, derrière le logis. La nuit venue, il y mit le feu. Jusqu’au matin
il dansa autour de l’incendie, sans souci de roussir les poils de ses genoux. A
l’aube, il ne restait que cendres et poutres noires où s’était élevée une belle
bâtisse. Jayda, contemplant ce désastre, se dit que décidément elle n’était pas
faite pour la richesse. Elle s’assit sur une pierre chaude. Alors elle vit une
colonne de fourmis qui transportaient leur réserve de blé, grain par grain, de
dessous les gravats en un lieu plus propice. Jayda pour les aider, souleva un
caillou qui encombrait leur route, et se vit aussitôt éclaboussée d’eau
fraîche. Sous la pierre bougée se cachait une source. Les gens autour d’elle
assemblés s’émurent et s’extasièrent. Une vieille prophétie avait situé en ces
lieux une fontaine de vie éternelle que personne n’avait jamais su découvrir.
Le grimoire disait que seule la trouverait un jour, après un incendie, au bout
de longues peines, une jeune fille autant aimante qu’indifférente à ses
malheurs. Cette jeune fille était enfin venue. On lui fit une grande fête.
Jayda depuis ce temps est la gardienne de cette source, la plus secrète et la
plus désirable du monde. A ceux qui viennent la voir, s’ils savent aimer, et
s’ils savent que le malheur ne vaut pas plus que poussière emportée par le
vent, on dit qu’elle offre à boire l’immortalité dans le creux de ses mains.
Extrait de
Contes des sages soufis de Henri Gougaud, seuil.
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