jeudi 18 octobre 2018

L’ami pommier


Au sortir de la ville, dans une vieille maison timidement cachée au fond d’un beau jardin, vivait jadis un homme qui avait de bons yeux rieurs derrière ses petites lunettes rondes, et un air doux comme un mouton sous sa toison de boucles brunes.
      Il s’appelait François. Chaque matin, en se levant, François contemplait son arbre : un magnifique pommier qui poussait sous ses fenêtres. Rien qu’à le voir, si grand, si beau, il était heureux. Et chaque soir, en rentrant du travail, il passait des heures à regarder les oiseaux qui nichaient dans son feuillage.
      Car on ne s’ennuie pas à regarder les arbres : certains sont même de véritables magiciens. Au printemps, ils disparaissent sous un grand manteau de fleurs où butinent les abeilles. Au plus chaud de l’été, ils offrent leur ombre fraîche à tous ceux qui, le visage en feu, fuient le soleil brûlant.
      Puis, quand vient l’automne, ils lancent à la volée des gerbes de feuilles jaunes, rouges ou rousses qu’un vent fougueux éparpille au loin sur les trottoirs et les pavés… en attendant que l’hiver referme sur eux sa grande cape blanche.
 François aimait son arbre depuis toujours. Quand il était petit, il grimpait souvent dans ses branches et y restait caché lorsque sa maman l’appelait pour le dîner. Et maintenant qu’il avait grandi, le seul fait de l’admirer lui procurait toujours autant de joie. Il ne lui fallait rien de plus pour être heureux. Parfois, quelqu’un s’arrêtait derrière la clôture – le plus souvent un homme, ou une femme avec un enfant – et il les entendait dire : « Regarde, le bel arbre ! » Mais la plupart des gens, trop pressés, passaient sans le voir.
   Les années passèrent.


      François avait vieilli. De profonds sillons creusaient à présent son visage, et ses cheveux d’abord grisonnants, puis blancs, avaient fini par se clairsemer, emportés par le temps comme les feuilles par le vent. Seule sa barbe avait poussé, telle une longue écharpe de laine blanche. François était cependant toujours aussi heureux et ne se lassait pas d’observer son arbre et les oiseaux.
      S’il lui arrivait de surprendre des enfants en train de lui chiper des pommes, il riait de bon cœur en disant : « Les fruits volés sont toujours les meilleurs, pas vrai ? »
      Sur quoi les coupables, gênés, s’enfuyaient à toutes jambes.
  Mais un jour, un terrible malheur arriva. L’automne était de retour et un vent furieux faisait claquer les volets et voltiger les feuilles. Au-dessus des collines voisines, les nuages noirs semblaient si menaçants que chacun s’était empressé de rentrer chez soi. François ferma lui aussi sa fenêtre au premier éclair, mais il resta dans la pénombre à observer l’orage.
      Bientôt, d’énormes gouttes vinrent s’écraser contre la vitre, et l’averse s’abattit avec une telle force sur la petite ville qu’on eût dit qu’une main furieuse déversait sur elle un gigantesque tonneau. Déchiré d’éclairs, le ciel d’encre résonnait de coups de tonnerre, de plus en plus proches, de plus en plus violents.
      Et soudain, le cœur de François cessa de battre : dans un vacarme assourdissant, la foudre venait de tomber sur son pommier ! Sous ses yeux, le tronc se fendit dans un long craquement.
      Puis la pluie vint laver sa blessure.
      Quand l’orage s’éloigna, il laissa derrière lui un bien triste spectacle. Le pommier, jadis si beau, était là, tout pantelant, plus biscornu encore que la vieille maison. Du haut des branches jusqu’aux racines, une longue cicatrice entaillait le tronc.
      « Ça fait mal, je sais », murmura François pour le consoler, tout en caressant l’écorce calcinée. L’arbre gémissait à voix basse. Et si les hommes savaient que les arbres pleurent, eux aussi, François aurait sans doute remarqué les perles d’eau qui scintillaient le long du tronc.
Le printemps suivant fut chaud et ensoleillé. Les oiseaux chantaient à tue-tête. Seule sur le ciel bleu, se détachait la triste silhouette sombre et noueuse du pommier. Des feuilles minuscules avaient bien repoussé sur ses branches, çà et là, ainsi que quelques fleurs dans lesquelles butinaient les abeilles comme autrefois.
      Mais l’arbre avait beau faire, il n’avait plus la force de retrouver sa beauté d’antan. Sa plaie béante le faisait souffrir dès qu’un rayon de soleil l’effleurait ou que le temps changeait.
      Mais ce n’était pas le pire…
      Ces derniers temps, les gens qui passaient s’arrêtaient souvent pour le regarder et, l’air dédaigneux, le traitaient d’horreur ou bien d’affreux épouvantail.
      « C’est une honte, il faut l’abattre ! » lança un jour une femme. Et quelqu’un renchérit, disant qu’il serait temps de le remplacer par un parking ou un joli gazon.
      Plus triste de jour en jour, l’arbre arrosait tant de ses larmes les quelques fleurs qui lui restaient qu’elles fanèrent plus vite encore. François était furieux d’entendre les gens parler ainsi.
      Il aimait son arbre tel qu’il était et, chaque soir, allait caresser son écorce tout en guettant le chant des oiseaux dans ses branches mortes.
      « Allez-vous-en ! » criait-il parfois, hors de lui, en chassant les mauvaises langues à grands coups de balai. Mais en vain.
      Le lendemain, d’autres passants s’arrêtaient et le critiquaient de plus belle.

Alors un jour, François se décida.
      De bon matin, il partit sur son vieux vélo rouillé, souriant si gaiement en pédalant que ses voisins s’en étonnèrent. Quelques heures plus tard, il revint chargé d’un gros paquet qu’il déposa au jardin. Puis il alla chercher sa pelle et se mit à creuser avec ardeur au pied du pommier, ne s’arrêtant pour se reposer que lorsque le trou fut bien profond. Et dans ce trou, François planta un tout jeune pommier qui arrivait à peine à la hauteur de sa barbe blanche.
      « Il s’est enfin décidé à arracher ce vieil arbre ! » se dirent les gens.
 Mais François se contenta de sourire. Il recouvrit les racines du petit arbre, l’arrosa avec soin, et alla ranger sa pelle.
      Printemps, étés, automnes, hivers se succédèrent à nouveau. François avait désormais le dos vouté et passait le plus clair de son temps assis à la fenêtre, le sourire aux lèvres.
      Au jardin, le petit pommier était devenu un arbre splendide qui portait tant de fruits que François ne pouvait plus les manger tout seul.
      Et le vieil arbre était toujours là, lui aussi, tout contre lui.
      Soutenu par les branches vigoureuses de son jeune voisin, il vivait là des jours heureux, paisible et tranquille.

Chaque année, il voyait avec joie renaître quelques feuilles et des fleurs sur ses branches. Et il riait en secret quand un enfant, de temps à autre, volait aussi l’une de ses rares pommes qu’il lui restait.
      La plupart des gens, toujours pressés, passaient sans les voir. Mais parfois, quelqu’un s’arrêtait et les contemplait longuement, tous les deux.
      Un soir d’automne, le vieil arbre sentit soudain une main amie sur son écorce rugueuse.
      Le vieux François était venu le voir sans bruit.
      Tout bas, il lui parla.
      Alors, en silence, l’arbre inclina ses branches.
      Lui aussi l’avait senti : l’hiver approchait.
      Il était temps de se reposer.
      Tandis que les premiers flocons voltigeaient aux fenêtres et que François s’allongeait bien au chaud dans son lit, le vieil arbre s’assoupit au jardin.

    Et les deux amis s’endormirent en rêvant du printemps.
  
Bruno Hächler
L’ami pommier
Zurich, Nord-Sud, 1999


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