Noël approchait, était presque là… Il neigeait… Vous
pensez peut-être que c’est une histoire très ancienne ou qu’elle se passait en
haute montagne, car un Noël blanc, cela fait bien longtemps que cela ne s’est
pas vu chez nous… Mais non ! Cela se passait bien chez nous, ou plutôt chez mon
ami Antoine. Il neigeait donc. Il neigeait en bourrasque. Pas question de
sortir en balade. Même une obligation aurait eu de la peine à convaincre
Antoine de sortir… De l’autre côté de la cour de la maison, dans sa niche, le
chien regardait son écuelle disparaître sous la neige, pendant que le vent
jouait de ses grandes orgues dans les interstices qu’il trouvait sur le toit,
dans les parois du hangar et dans le vieux four à pain abandonné aux souris…
Antoine regardait, rêveur, par la fenêtre, en se balançant sur sa chaise à
bascule. Le léger grincement de la chaise donnait la mesure aux crépitements du
bois qui geignait en se tordant dans la cheminée. Tout cela entraîna Antoine
dans un état de somnolence, mi-veille mi-sommeil, et il fit un songe…
Tout commença à tourner dans la tête, sans qu’il pût
résister. Il n’avait d’ailleurs pas envie de résister car ce sentiment de
chavirement n’était pas désagréable… était même fascinant : c’était comme si le
corps et l’esprit de mon ami s’agençaient différemment… Et voici qu’il était
devenu une petite ville… Avec des maisons, une église, une auberge, un grand
magasin et une école… Ce qui était singulier, c’est que chaque maison avait,
non… Plutôt était quelque chose d’Antoine. Et comme on était tout près de Noël,
cette ville grouillait d’activités… Tout comme Antoine !
Et voici qu’un inconnu arriva dans la ville. Il
n’avait rien de bien particulier… Il aurait pu être n’importe qui. Il n’était
pas de la ville, à voir comme il errait de lieu en lieu, comme un visiteur un
peu perdu… L’inconnu frappa d’abord à la porte de l’auberge. C’était un peu la
cuisine d’Antoine, le coin de son être où il fallait penser – ces jours – au
repas de Noël…
Y-a-t-il de la place pour l'étranger ?
« Bonjour, puis-je entrer ? » demanda l’homme. «
Non, mon brave Monsieur, vous ne pouvez pas entrer. L’auberge est débordée :
j’attends pour Noël une quinzaine de personnes et tout est en chantier ici : il
faut dresser des tables et choisir les places des invités. Et ce n’est pas
facile, croyez-moi. Et puis, la cuisine est pleine de dinde, de marrons, de
saumon, de toast, de petits légumes, de pommes de terre, de grandes bûches et
autres biscuits, chocolats, vins et champagnes, sans parler des nappes et
serviettes, de la vaisselle, de l’argenterie et j’en passe. Désolé, Monsieur,
il vous faut aller voir ailleurs »…
L’inconnu s’en alla, et comme il passait devant la
maison de ville, il entendit du bruit et tenta là sa chance. « Bonjour, puis-je
entrer ? » Il ne savait pas qu’il frappait à la porte de la « vitrine »
d’Antoine, de cette partie de son être qu’il s’efforçait de toujours montrer
sous son meilleur aspect.
– « Ah ! Vous tombez mal, Monsieur, Vous ne pouvez
pas entrer »…
Les apparences sont sauves
Antoine était sorti devant la maison et avait fermé
la porte derrière lui : il ne voulait même pas qu’on puisse entrevoir la
surprise qu’il préparait à ses invités. Il faut dire qu’il s’appliquait à
décorer le sapin, à monter la crèche et à disposer les cadeaux. Il fallait
aussi enlever et cacher tout ce qui était laid, nettoyer quelques regrets,
débarrasser les remords, polir les oublis, sortir les rancunes… Bref, soigner
l’accueil… La peur d’être démasqué jetait une ombre dans le regard d’Antoine et
cela fit de la peine à l’inconnu. Toutefois, étant congédié, il repartit aussi
discrètement qu’il était venu.
Il passa devant plusieurs maisons désertées par
leurs occupants habituels : les volets étaient clos et aucun son ne s’en
échappait. Même les cheminées ne crachaient pas leurs filets de fumée.
L’inconnu ne put s’empêcher de lire sur les boîtes aux lettres : « projets de
vacances », « travail », « sports et loisirs »… Et de l’autre côté de la route,
il vit une autre maison délaissée où il était écrit sous la sonnette « factures
»…
« Aïe ! » pensa l’homme, « j’espère qu’Antoine ne va
pas faire trop de folies pendant ces fêtes »…
Chemin faisant, il passa devant l’église. C’est là
qu’Antoine mettait son sentiment religieux. Il poussa la porte et entra. Il n’y
avait personne en ce moment, mais le lieu était propret et accueillant. On y
sentait encore l’odeur d’un cierge brûlé et on entendait presque encore l’écho
de cantiques de Noël… Sûr qu’Antoine ne manquera pas la veillée ! L’étranger se
réchauffa un instant et repartit.
Passant devant le grand magasin, il aborda Antoine :
« Excusez-moi, Monsieur »…
L'hôte en trop ?
« Non Monsieur », cria presque mon ami, l’air à la
fois énervé et embarrassé. « Vous ne voyez pas qu’on a déjà assez de frais avec
ces fêtes ! Et en plus, il y a les impôts, les assurances de la voiture et des
tas d’autres factures qu’il faut reporter. Et aussi les cadeaux, les repas,
sans parler de la Chaîne du bonheur qui m’a déjà coûté, tout comme la marmite
de l’Armée du Salut… Passez votre chemin »…
L’inconnu partit vite fait, un peu surpris et, c’est
vrai, déçu. Il passa devant une maison que l’occupant venait de quitter. Cela
se voyait aux traces de pas dans la neige et à la cheminée qui commençait à
s’essouffler. Sur la porte, il était écrit « sommeil ».
« Mmh ! Encore un qui va s’épuiser dangereusement !
» Ne put s’empêcher de remarquer l’inconnu. Il se surprit alors à user d’un ton
un brin paternaliste et se reprit en souriant… En passant devant l’école, il
hésita à frapper mais se ravisa en se disant que dans une telle période de
stress, il ne servait à rien de faire appel à l’intelligence des gens.
Juste derrière l’école, il y avait une petite maison
qui s’appelait « bons sentiments ». L’inconnu, qui commençait à être fatigué et
qui était transi, se remit à espérer et frappa à la porte : «Bonjour… Puis-je
entrer ? » « O non, mon pauvre Monsieur », dit la générosité d’Antoine, « je
suis désolée, mais il n’y a plus de place ici… Mais attendez… Je ne peux pas
vous laisser partir comme ça – il fait froid, et c’est Noël… Écoutez, ça me
gêne un peu de vous y envoyer, mais il y a de l’autre côté de la cour un vieux
four à pain dont je me sers comme réduit. C’est un peu sale car il a aussi
servi d’écurie, mais au moins, vous y serez à l’abri et je vous y apporterai
une soupe. Si vous voulez bien vous en contenter. Nais ne regardez pas trop
l’état des lieux ! »… Et il glissa encore à l’oreille du visiteur : – « Vous
savez, comme je suis seul à connaître et à aller dans cet endroit, j’y attache
moins d’importance ».
L'Invité du Jour au coeur de nos turpitudes
L’inconnu accepta avec reconnaissance l’abri
qu’Antoine lui prêtait. L’endroit était petit et sale, sombre et encombré. Il y
avait une foule de rancunes, de haines, de peurs et de souffrances. Une odeur
de vieille solitude y régnait. Des actes manqués jouxtaient des pensées peu
louables. L’inconnu manqua de tomber sur un mensonge caché et se blessa à un
clou d’amertume… Finalement il put se trouver une position étrange mais qui lui
parut la meilleure : Debout… Les bras ouverts, grands ouverts, pour accueillir
son hôte en lui montrant que c’est là, dans cet endroit, qu’il est attendu…
Et en attendant, l’inconnu pensait et repensait avec
émotion à l’écurie où il était né, il y a déjà très longtemps, à Bethléem… La
maison du pain.
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