« Il était une fois un prince d'une
lointaine province, immensément riche et puissant, qui décida un jour de
s'adonner à la quête de la seule chose qui lui manquât: le bonheur.
« Il commença par clouer l'aiguille
de son baromètre sur beau fixe et à immobiliser la girouette, car lorsque cette
dernière était mal tournée, il devenait lui-même de fort méchante humeur. En
vérité, il avait remarqué à quel point l'homme est sensible aux états d'âme –
ces climats intérieurs qui décident de notre bonheur ou de notre mauvais sort
-, et il était bien décidé à mettre toutes les chances de son côté.
« Puis il recruta deux augures,
réputés pour être les plus talentueux oracles du royaume, l'un pour son
inspiration très spontanée, l'autre pour sa sagesse et la lucidité de ses
prophéties. Les deux augures se présentèrent le jour dit, et le Prince les
accueillit dans son for intérieur.
- On m'appelle l'Espérance, dit
gaiement la première créature, et à son air enjoué sans raison, le Prince avait
quelque raison de penser qu'il avait affaire à une illuminée.
- On m'appelle la
Crainte, dit l'autre en tressaillant, et ses yeux hagards portaient
les signes de l'anxiété.
« Dès qu'il les vit, le Prince fut
surpris de constater à quel point les deux augures qu'on lui avait recommandés
étaient différents l'un de l'autre. Son étonnement fut d'autant plus grand
lorsqu'il apprit que ces deux singulières créatures étaient cousines au premier
degré, et qu'elles ne se séparaient jamais.
- Pourquoi es-tu verte, toi ?
- Parce que je suis l'Espérance,
pouffa la première sur un ton d'évidence.
- Et toi, pourquoi es-tu bleue ?
- Oh! Je tiens ça de ma mère, qu'on
appelle la peur...
« Le Prince leur donna le titre
honorifique de faiseurs
de l'État d'âme et
en fit ses deux sentinelles dévouées, dont la mission était de veiller sur ses
sentiments en se relayant de jour comme de nuit. Elles surveillaient les
lointains et se manifestaient dès qu'un fait notable apparaissait dans le ciel.
Elles délivraient régulièrement des bulletins climatiques intérieurs qui
décidaient des états d'âme du Prince. Bref, elles faisaient la pluie et le beau
temps dans le coeur de leur maître.
« Pour ce dernier, c'était chaque
jour le supplice de l'attente, car ses sentinelles apportaient des informations
contradictoires qui ne laissaient pas de le troubler, au point qu'il ne savait
plus trop à quoi s'en tenir, ni à quel sentiment se vouer. Face au même
événement, l'une des sentinelles encourageait ses élans et attisait ses rêves
de bonheur et de sérénité, tandis que l'autre ne cessait de le contaminer de
doute, et d'entretenir en lui la fièvre de l'incertitude.
« Ainsi l'Espérance lui lançait avec
fougue - Vois comme il fait beau ! Vois comme tout est à la fois simple et
sublime sous le soleil ! Qu'attends-tu pour être heureux ? La vie est comme une
mère qui te tend les bras. Je vais convertir ton coeur à l'enthousiasme et à la ferveur.
« Portée pour le moins à tempérer les
excès lyriques de sa cousine, la Crainte tirait le Prince par la manche afin
d'attirer sa vigilance sur les probables maléfices que pouvait dissimuler cette
clémence momentanée des cieux. Elle murmura gravement à son oreille, telle une
confidente l'honorant d'un secret important :
- Il fait beau certes, mais ça ne va
pas durer. Quand tout semble au beau fixe, méfie-toi : cela cache toujours
quelque chose. Rien n'est éternel sous le ciel, et ce qui est aujourd'hui peut
très bien ne plus être demain. La nature est une marâtre.
« Tiraillé entre l'Espérance et la
Crainte, le Prince ressentit un malaise profond. D'autant qu'il s'était très
amoureusement épris d'une jeune beauté dont la seule pensée lui procurait
d'intenses sentiments d'exaltation qui alternaient avec d'étranges accès de
doute et de douloureux tourments.
« Le jour où un violent orage vint à
éclater dans le coeur du Prince, la Crainte lui annonça sur un ton victorieux
- Je te l'avais bien dit. Vois : j'ai
toujours raison !
Le Prince convoqua expressément
l'Espérance, et lui demanda avec autant de dépit que de sévérité :
- Pourquoi m'as-tu menti ?
L'Espérance sourit :
- Homme de peu de foi ! Certes, après
le coup de foudre vient l'orage. Mais ensuite, le ciel devient pur et lumineux,
et le paysage merveilleusement beau. Simplement, il faut savoir attendre la fin
de l'orage. Si chacun s'enferme chez soi parce qu'il craint la pluie, alors les
saisons passent de façon monotone, chacun reste à l'abri des plus beaux états
d'âme de la nature qui, dans l'âme humaine, s'appellent les passions. Et l'on
meurt sans avoir goûté véritablement la saveur de ces si belles nuits d'orage
qui préparent la beauté des journées suivantes, et la délicieuse morsure d'un
soleil à nouveau ardent.
- Ne l'écoute pas, rétorqua la
Crainte. La vie est comme une fontaine : elle pleure toujours.
« L'Espérance rectifia :
- La vie est comme une fontaine :
elle chante toujours. Il suffit de savoir l'écouter.
« Crainte, remarqua le Prince, cela rime avec
complainte. Et Espérance avec enfance. Le Prince décida
d'accorder un peu moins de crédit à la Crainte.
- A quoi sert un surcroît de sagesse,
pensa-t-il, si celui-ci n'est qu'appréhension du lendemain, ou perpétuelle
expectative de l'événement contraire ? Les meilleures choses ont peut-être une
fin. Mais elles ont aussi un commencement. Alors, commençons d'être heureux. Et
soyons un peu moins sensibles à la force des choses, dont c'est la nature de
perturber les horizons et d'éclipser pour un temps, un temps seulement, notre
enthousiasme. Qu'importe au fond si le soleil n'est qu'un éphémère et dérisoire
défi aux éléments, pourvu que l'on sache en apprécier la caresse et en goûter
le baiser. Et si par le cycle des saisons le soleil se fait moins chaleureux ou
plus rare, eh bien considérons que c'est par coquetterie. Où puiserait-on la
joie débordante des retrouvailles s'il n'y avait pas de séparation ?
« Ainsi, le Prince de cette lointaine
province, qui avait jusqu'alors voulu régir jusqu'à l'ordonnancement du jardin
secret de chacun de ses sujets, s'en remit à la versatilité du vent.
« Il rendit sa liberté à l'aiguille
du baromètre, puis à la girouette qui eut bien du mal à se décider face à la
courtoisie des quatre vents. Le soir même, elle avait épousé le sud-est, et le
Prince tira ses volets avec un sourire de satisfaction. Quelques heures plus
tard, il crut entendre entre deux songes, le grincement de l'ouest. Mais, comme
pour se convaincre qu'il n'y aurait pas de contre-temps, il s'en remit à la
Providence et s'empressa de s'endormir sur l'image de la girouette qui flirtait
avec le vent du sud.
« Le lendemain, le Prince connut sa
première vraie journée de bonheur : tout était maussade et sombre autour de lui
et sous le ciel, mais son coeur était resté au beau fixe. Il avait décidé
d'employer l'Espérance à temps complet et d'en faire la sentinelle exclusive de
son État d'âme. La Crainte partit en soupirant, mais n'eut guère de mal à
retrouver du service, car en dépit de sa mauvaise réputation, elle était très
courtisée par les hommes... »
Extrait de Jade et les
sacrés mystères de la Vie
de François Garagnon (Edition Monte Cristo)
de François Garagnon (Edition Monte Cristo)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire