C’est une histoire que je vais vous raconter. Une
histoire qui aurait pu arriver, dans laquelle deux jeunes gens, Mathias et
Judith, vont faire une expérience du Christ, une expérience que n’importe qui
pourrait faire.
Mathias et Judith se lancèrent un coup d’œil et se
mirent à courir en même temps. Ils avaient vu un tas de gens partir sur la
route, et ils s’étaient dit qu’il pouvait y avoir des choses intéressantes, des
choses qui les changeraient de leur ordinaire.
Mathias
travaillait déjà avec son père, le pêcheur. Il ne faisait pas encore toutes les
sorties de nuit avec lui pour attraper le poisson qui leur permettait de vivre.
Mais il fallait qu’il soit là au petit matin pour accueillir le bateau. Il
devait alors aider à débarquer les paniers pleins, à les installer pour la
vente ; et puis, il réparait les filets.
Dans
l’agitation générale, il s’était échappé, non sans avoir fait signe à son amie
de toujours. Judith avait le même âge que lui, 12 ans. Elle était déjà une
ménagère accomplie ; elle savait cuisiner, filer la laine, tisser des étoffes
pour des vêtements, ou bien même des tapis. C’est elle aussi qui allait
chercher l’eau au puits. Mathias et Judith étaient nés le même jour, et cela
les liait ; mais ils avaient aussi bien d’autres choses en commun. Des idées,
des sensibilités ; ils riaient des mêmes choses ; ils se faisaient des petits
cadeaux, et étaient vraiment très complices. Une vraie belle amitié.
Ils coururent donc à perdre haleine, et rejoignirent
la foule qui s’était installée sur l’herbe, sur le flanc de la colline. Ils
reprirent leur souffle doucement. L’homme que la foule avait suivi regardait
tout ce monde. Le silence se fit. Mathias et Judith n’avaient plus le choix.
S’ils voulaient communiquer, ils devaient uniquement faire des mouvements de
lèvres et des gestes ; et encore, de façon discrète, pour ne pas trop se faire
remarquer. Il s’appelait Jésus, l’homme qui réussissait à faire taire la foule
et qui parlait. Mathias et Judith n’avaient pas écouté le début de son
discours, tout à leur joie d’avoir réussi ce tour pendable de s’échapper
ensemble de la maison et de leurs tâches quotidiennes, et de se fondre dans la
foule. Une fois calmés les battements de leurs cœurs, ils entendirent la voix
forte qui disait : « c’est vous, qui êtes le sel de la terre, et s’il perd son
goût comment le rendre de nouveau salé ?». Ben oui, évidemment, si le sel n’est
plus salé, c’est fini. On ne peut plus en faire du sel. Un clin d’œil suffit
aux deux amis pour éclater de rire. Ce qui fait que lorsqu’il fut question
d’une lampe à mettre sous un seau, ils se tinrent les côtes et pouffèrent sans
plus pouvoir s’arrêter. Un de ces fous rires qu’on aime piquer à 12 ans. Jésus
parla longtemps encore. Mais il les avait perdus. Ils gloussaient tellement,
qu’à la fin, ils en avaient les larmes aux yeux. Jésus fit une pause dans son
discours. C’est à ce moment que Mathias se sentit soulevé par l’arrière de sa
tunique, et secoué comme un petit chat par sa mère. Son père se tenait derrière
lui ; il lui dit fermement à l’oreille : « bon, mon petit coco, puisque c’est
comme ça, tu vas m’accompagner, et ta copine aussi. Nous allons chez Jésus, et
vous allez lui expliquer ce que vous trouvez de si drôle à ce qu’il vient de
nous dire. » Si le ciel était tombé sur la tête de Mathias et Judith ils
n’auraient pas été plus bouleversés. C’est donc un mini cortège qui fendit la
foule et se dirigea vers Jésus. - Je t’amène deux lascars qui ont eu un énorme
fou rire pendant que tu parlais. Ce serait peut-être intéressant que tu leur
dises ta façon de penser et que tu les remettes à leur place. Des vauriens je
te dis !
Jésus regarda Mathias et Judith d’un air amusé. Les
deux n’en menaient pas large et étaient convaincus qu’ils allaient se prendre
une rouste.
- Qu’est-ce
qui vous a fait rire comme cela ? Mathias regarda Judith par en-dessous,
espérant que le fou rire ne les reprendrait pas. L’heure était grave.
- Enfin, tu vois, du sel pas salé, resaler du sel…
Et puis mettre une lampe sous un seau. Vraiment, tu vois l’image ? Enfin, on
trouvait ça très drôle… Les deux regardaient la pointe de leurs pieds avec
beaucoup d’attention, comme si elle allait pouvoir les tirer de ce mauvais pas.
- Mais moi
aussi je trouve ça très très drôle. C’est même ridicule ! Je m’étonne
d’ailleurs que personne d’autre n’ait ri. Parfois, les adultes ont perdu le
sens de l’humour. Finalement c’est vous le sel de la terre ! Pour le coup,
Mathias et Judith ne savaient plus sur quel pied danser. Ils s’étaient fait
allumer par le père de Mathias qui les avait traînés jusque chez Jésus, et
celui-ci leur disait qu’ils avaient raison de rire, parce que ce qu’il avait
dit se voulait drôle.
- Vous êtes
le sel de la terre ; c’est vous qui donnez du goût à ce monde.
- Oh ben
nous, on doit travailler pour le moment, et la fermer. On n’a pas grand-chose à
dire.
- Vous n’êtes
pas encore des adultes, mais le monde n’est pas seulement fait d’adultes.
- Mais qu’est-ce que tu as voulu dire exactement
avec cette histoire de sel ? Jésus sourit. Enfin quelqu’un qui lui demandait ce
qu’il avait voulu dire…
- Sans sel,
on ne peut pas vivre. Le corps en a besoin. Le monde a besoin de sel.
Savez-vous à quoi sert le sel ? Toi, Judith, tu dois savoir cela !
- Il sert à assaisonner ! (Judith était ravie de
pouvoir étaler son savoir. Les grandes discussions d’adultes, ça la dépassait
un peu.) Et puis, le sel empêche les aliments de pourrir.
- J'étais sûr
que tu savais déjà plein de choses !
- Et puis, on met du sel sur les nouveaux-nés pour
les nettoyer.
- Très juste. Mais tu vois, rien que cette histoire
de nourriture est très intéressante. On met du sel pour assaisonner et empêcher
de pourrir. Rien ne peut remplacer le sel. On a cherché, mais le sel est
unique. Et vous êtes le sel de la terre.
- Nous sommes uniques ! Fanfaronna Mathias.
- Et vous
empêchez le monde de pourrir. Vous le renouvelez ! Vous ne vous adaptez pas
simplement au monde : vous avez envie de le changer, de faire en sorte que les
relations avec les gens soient meilleures. Vous ne voulez pas vous contenter de
ce qui s’est toujours fait.
- Qui ? Nous
? Rien que nous ?
- Oui, vous. Mais ne vous emballez pas trop vite non
plus ! Vous, et puis un certain nombre de personnes qui vous entourent : vos
parents, vos voisins…
- Oui, mais
nous quand même… On en fait partie, de ceux qui sont le sel de la terre.
- Nous sommes
le sel de la terre… reprit Judith. Mais il ne faut pas non plus qu'il y ait
trop de sel. Parce que tu vois, la dernière fois que j'ai fait le repas, je me
suis un peu loupée. J'ai mis trop de sel. C'était immangeable, autant l'avouer.
- Parfaitement,
sourit Jésus, il faut arrêter de s'inquiéter. Dieu pourvoira de toute façon.
Toujours. Judith continua de réfléchir.
- Et cette histoire de lampe qu’il ne faut pas
mettre sous un seau ? Bien sûr qu’il ne faut pas mettre une lampe allumée sous
un seau ! Ça tombe sous le sens !
- Tu trouves ? Combien de fois a-t-on des idées
lumineuses, et on ne les met pas en pratique ? Combien de fois a-t-on envie de
dire quelque chose de gentil, de positif à quelqu’un et on ne le fait pas ?
Combien de fois a-t-on des mouvements de sympathie, d’affection, et on les
retient ?... C’est vraiment comme si on mettait un seau sur une lampe allumée.
Le Royaume de Dieu vient quand on enlève le seau, et qu’on laisse parler son
cœur. Et je crois bien que vous deux, vous savez faire cela.
Mathias se retourna vers son père, avec une lueur de
fierté dans les yeux. Mais il se garda bien de dire quoi que ce soit : son père
avait l’air de ne plus rien comprendre. Il était venu pour que Jésus remette
son fils et son amie en place, et voilà qu'il semblait ravi de leurs rires et
leur insolence. Tout autre rabbi aurait sorti son bâton pour remettre ces
jeunes en place, et lui leur disait qu'ils donnaient de la saveur au monde. Le
père de Mathias ne s'attendait pas tout à fait à cela. Des années plus tard,
Mathias et Judith devaient se souvenir de ces paroles que Jésus leur avait
adressées sur cette colline de Galilée. Ils s’en souvinrent lors de leur
pèlerinage à Jérusalem avec leurs parents, en cette Pâque si particulière où le
prédicateur entendu dans l’herbe venait d’être exécuté. Ils s’en souvinrent
lorsque des rumeurs de tombeau vide commencèrent à circuler et à agiter un
petit cercle de disciples. Au fil du temps, Mathias et Judith finirent par se
dire que Jésus n’était pas simplement un prédicateur un peu original, un gentil
gars qui trouvait qu’on ne s’aimait pas assez les uns les autres, ou qui
exhortait juste à donner le meilleur de soi-même. Alors qu’ils avaient pris au
sérieux d’être sel et lumière, il leur apparut que le premier à avoir été sel
et lumière, c’était lui, qui par amour était mort sur la croix, dans
l’espérance d’une vie nouvelle donnée par Dieu. Et alors que résonnait encore
en eux cette parole : « vous êtes le sel de la terre. Vous êtes la lumière du
monde », ils pouvaient murmurer « oui, mais avec toi, à ta suite, pour ce monde
que Dieu aime tant. » Amen