mercredi 26 février 2020

L’accident de la troisième arche


Auteur : Duroc, Bertrand | Ouvrage : Et maintenant une histoire I, Les commandements à observer, les vertus à pratiquer.

« Dis donc, André, si tu as envie de faire un tour avec nous, il reste une petite place sur la banquette. Tu nous aideras à décharger tout à l’heure. »
André veut aider les autres - Livraison en camion
C’est Raymond, le grand frère de Jacques, qui parle. André réfléchit une minute. Rien ne le retient pour le moment. Ça va rudement être chic cette petite promenade, sur le lourd camion.
« Oui, pourquoi pas ? Par où passez-vous ?
— Nous allons franchir le pont du Rhône, puis nous rejoindrons, sur la route de Valence, le hangar où nous devons décharger nos poutres.
— Ça va ! En avant ! »
D’un bond, André saute sur la banquette, à côté du frère de son ami. Ils sont dix maintenant sur le lourd véhicule qui s’ébranle avec un bruit de ferraille.
« Inutile de parler ; pas moyen de s’entendre là-dedans. », crie le jeune homme.
D’ailleurs, André n’a pas envie de parler. Il lui suffit de regarder, de respirer largement l’air chargé d’enthousiasme de ce matin de printemps. Quand Raymond, du seuil de la scierie, l’avait hélé, il sortait de la petite église où chaque jour de ses vacances de Pâques il vient prier pour son équipe. Elle ne va pas trop bien en ce moment. On ne sait pas au juste pourquoi d’ailleurs, mais les gars n’ont plus la même ardeur qu’avant. « Peut-être qu’il manque des saints parmi nous ; des gars prêts à tout offrir pour les autres. Ça devient mou… on s’habitue ! » Mais malgré tout, ça n’a rien de décourageant ces pensées-là. C’est au contraire exaltant, et André se dit tout bas : « C’est quand même chic la vie, surtout quand on a un travail pareil à faire avec Jésus.
Oui, c’est chic ; mais c’est dur aussi. On n’est pas Cœur Vaillant « pour rire ». Et il le savait bien, le hardi garçon qui roulait sans le savoir vers son destin…

Le pont, en un large pas de pierre, enjambait le fleuve. Le camion s’engagea en une résonnance infernale. Ce fut alors que, brusquement, la catastrophe arriva. André ne comprit rien. Il sentit soudain un choc formidable, puis il entendit des cris. Et puis, plus rien… Ce fut le vide, la nuit… Le gars n’était plus qu’une petite chose, emportée par le courant. La masse énorme du camion, en se retournant, l’entraîna dans son remous, puis il remonta comme un bouchon une fois, deux fois, à la surface. Sur son cœur, sur son insigne, ses mains s’étaient croisées.

André est emporté par le courant - Charité envers le prochain
Pourtant, il rouvrit les yeux. Il vivait, il vivait ! Il voulait vivre, malgré cette eau qui l’étouffait, qui l’aveuglait, malgré cette douleur, là, à la tête. Alors, il tenta un effort suprême. Une poutre était là, tout près… il la saisit à pleins bras et, pour la deuxième fois, il perdit connaissance.
Dans la grande salle blanche, des infirmières, des médecins s’activent autour de l’unique rescapé de l’épouvantable catastrophe. Depuis de longs moments, ils pratiquent des tractions. Ils frictionnent André qui, peu à peu, se réchauffe.
Soudain, le jeune externe en blouse blanche se penche :
« Il a parlé ! »
Il s’incline plus encore vers la bouche du gosse. Alors, il tressaille violemment. Voyant son émotion, ses camarades se sont rapprochés. Et la voix monte, comme un rêve, des lèvres décolorées du garçon évanoui :
« Jésus… je Vous offre ma vie… ma vie… pour tous mes frères… pour la France… »
André offre ses souffrances et sa vie au bon Dieu pour le salut des autres
Les étudiants en médecine se regardent émus… Ils pensent peut-être au beau jour de leur première Communion, il y a quelques années. L’un d’eux, qui sans doute ne sait pas, hausse les épaules. Son camarade, un grand diable à la figure joviale, lui saisit le bras :
« Pourquoi se moquer ? Son premier réflexe… ne trouves-tu pas cela formidable ? »
Et un troisième, qui tourne entre ses doigts l’insigne d’André, achève :
« Si tous les gars étaient comme ça, il y aurait quelque chose de changé dans le pays. »
Maintenant, André achève de se rétablir. Il est encore très pâle et ses yeux sont bien cernés ; mais dans son cœur habite une joie calme et forte. Soudain, la porte s’ouvre. C’est Jacques, dans ses habits de deuil.
« Il fallait ce rude coup, dit-il. Mon frère tué… toi, mon plus chic copain, sauvé presque par miracle… Maintenant, j’ai compris ! Nous avons tous compris ! On va s’y mettre à fond dans l’équipe, ça collera. On commence demain. Tu ne peux pas savoir comme on a changé tous… Tu as dû être le témoin qu’il nous fallait, mon vieux !
— Moi ? Mais je n’ai rien fait… répond André faiblement.
Mais voilà Louis…
— Dis donc, André, je viens te dire quelque chose qui te fera plaisir ; tu sais ton grand docteur, le jeune et son copain, le blond, ces deux que j’ai vus l’autre jour auprès de ton lit… ils étaient à la messe dimanche. »
André ferme les yeux. Le sacrifice total ne lui a pas été demandé et pourtant sa prière a été exaucée. Il veut vivre ! Il vivra ! C’est tellement beau la vie, surtout quand on a du chic travail à faire avec Jésus…

Bertrand Duroc.


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