Auteur : Mainé, Marie-Colette | Ouvrage : Et
maintenant une histoire II, Fêtes de l'année liturgique.
Temps de lecture : 12 minutes
Ce soir-là, les hommes s’étaient endormis, fatigués
du jour passé, accablés par une vie sans lumière…
La nuit était calme, belle, recueillie… comme en
attente.
Un drame se préparait ! Un drame ? Simple
incident pour quelques-uns qui pourtant s’en iraient aux quatre coins du monde
réveiller tous les hommes de la terre… un incident qui se répercuterait
à travers les âges jusqu’à la fin des temps !
Ce soir-là, les étoiles s’étaient allumées comme
d’habitude, et les hommes s’étaient endormis…
Pas tous, cependant !…
* * *
Jérusalem, 12 Nizan (mars-avril), 20 heures.
Une salle sombre, mal éclairée par la tremblotante
lueur d’une lampe à huile… La flamme qui danse allume des points d’or aux
vêtements des hommes qui discutent. Leurs yeux luisent, perçants…
Les voix se répondent, chuchotantes, lourdes de
menaces…
« Oui, ce soir, je sais où « Il »
sera… C’est le moment : venez « Le » prendre…
— Mais… nous ne « Le » connaissons
pas ; il faudrait… un signe.
— Facile !… Je L’embrasserai. Alors ?… Combien me
donnez-vous ? »
Le silence est pesant… Un son clair le rompt ;
une main jette des pièces. L’argent tinte sur le marbre… Une fois… Deux fois…
Trois fois… Trente fois…
Une autre main, avide, ramasse la somme.
« Merci.… tout à l’heure ! »
* * *
Dans l’oliveraie de la colline.
Le ruisseau coule de roc en roc avec un bruit de
soie qui se déchire… Sur le pont, quelques hommes s’avancent, parlant doucement
entre eux… Passé le Cédron, le groupe remonte la pente de la colline
opposée ; bientôt, les promeneurs atteignent une oliveraie.
Les vieux arbres tordus entremêlent leurs branches.
Dans l’ombre, on dirait des diables guettant leur proie.
« Restez ici, je vais un peu plus loin, avec
Pierre, Jacques et Jean… »
Le groupe, diminué, s’enfonce sous les troncs noueux
la lune est levée, et sur le ciel clair se découpe l’énorme silhouette du
temple. Comme elle semble menaçante !
« Je suis triste à en mourir… »
La voix est triste, en effet, presque
tremblante ; elle supplie :
« Veillez et priez avec Moi… »
Le Maître s’éloigne… pas loin, et s’abat face contre
terre.
Les minutes coulent, lentes… lourdes… lourdes comme
le monde.
Par deux fois, le Maître revient vers les
autres : déception ! Ils dorment… Et c’est tout seul qu’Il doit
lutter contre la peur, contre l’angoisse, contre le poids des péchés de tous
les hommes ; Il agonise des heures… seul !
« Père, que votre volonté soit faite et non la
mienne ! »
La nuit s’avance ; un bruit confus monte de la
vallée. Au détour du sentier, un instant des torches brillent Le Maître
a réveillé les disciples. Il a prié : Il est prêt, et avance
librement !
Sous les branches, une ombre se faufile.
« Salut, Maître ! »
Un baiser maladroit se pose sur la joue
de Jésus.
Alors, de derrière chaque tronc, jaillit un soldat.
Jérusalem, à la mi-nuit.
La ville endormie est très blanche sous la
lune ; par-là, des porches font d’effrayants trous d’ombre… On dirait une
ville fantôme !…
Un tumulte confus monte d’une ruelle encaissée
quelques têtes mal réveillées apparaissent aux fenêtres.
« Que se passe-t-il ? »
Un détachement paraît… Vaguement, à la lueur
des torches, on aperçoit une haute silhouette durement ligotée…
« C’est Jésus de Nazareth !… On L’a
arrêté !…
— Pas possible !… Il n’a rien fait
de mal !…
— On dit que c’est un agitateur… Un homme dangereux…
Un faux prophète…
— Que vont-ils faire de Lui ?
— Ah ! ça… on ne sait pas…
* * *
13 Nizan, aux premières heures de l’aube.
Hiératique sous sa tiare, Caïphe, le Grand Prêtre,
siège au Sanhédrin ; à droite et à gauche sont assis quelques
membres du Grand Conseil, réunis en hâte (les plus sûrs !). Avec des yeux
mauvais, ils contemplent l’Accusé…
Au centre de la salle en demi-cercle, Celui-ci se
tient droit, calme… Malgré ses vêtements en désordre et ses mains liées, Il
semble dominer la situation…
Caïphe le sent, cela l’agace… De plus, l’audience ne
marche pas selon ses désirs. Bien sûr, le jugement est rendu d’avance ;
encore faut-il trouver une astuce pour le rendre valable… Depuis un bon moment,
les témoins se succèdent, vrais ou faux, cela importe guère ; le plus
ennuyeux, c’est qu’ils se contredisent à chaque mot…
Caïphe s’impatiente : c’est inepte !… La scène
menace de tourner au ridicule, tellement on la sent fausse… voulue… préparée…
Les Sanhédrites eux-mêmes semblent gênés ; déjà, l’un d’eux, plus
maladroit, a fait remarquer que cette réunion est illégale, la loi
interdisant les jugements rendus la nuit.
Caïphe descend de son siège et s’approche
de Jésus.
« Eh bien ! Tu as entendu ce qu’ils
viennent de dire contre Toi ? Allons, réponds… »
Jésus se tait.
Le Grand Prêtre s’irrite de plus en plus… jamais il
n’a vu un tel accusé ; ce jeune homme dont les yeux semblent voir très
loin le met hors de lui… Ma parole ! on dirait qu’il y a une nuance
de pitié dans ce regard !… Caïphe se sent grotesque ; décidé, il remonte
sur son siège : il va jouer le grand jeu ! Grandiloquent, il clame
d’une voix forte
« Je T’adjure, au nom du Dieu Vivant, de nous
dire si Tu es le Christ ! »
L’instant est solennel… Interrogé au nom du Dieu
Vivant l’Accusé ne peut se dérober ; du reste, Il ne le veut pas.
« Tu l’as dit : Je
le suis ! »
Caïphe bondit. Ça y est ! Il tient son prétexte.
« Vous avez entendu ? Qu’avons-nous besoin
de témoins ?… Il a blasphémé… »
Les autres se lèvent, crient, déchirent leurs
vêtements, se voilent le visage…
« Vous avez entendu ?… Que vous en
semble ? Il mérite la mort !… »
* * *
3 Nizan, Forteresse Antonia, au petit jour.
« J’y vais… »
La réponse a claqué, sèche…
Il n’est pas content, le procurateur impérial !
Que lui veulent encore ces juifs turbulents ?… Décidément, il ne sera jamais
tranquille !…
Une importante foule se presse sur le terre-plein.
Bien sûr, aucun juif ne veut se souiller en mettant le pied dans la maison d’un
païen : il faut que lui, Pilate, se rende sur la terrasse. Ah ! ce
n’est pas toujours drôle d’occuper Israël !…
Les Sanhédrites s’expliquent… Pilate discerne mal
leurs accusations, une affaire de religion sans doute… ces juifs sont tellement
pointilleux !
« Prenez-Le donc, et jugez-Le selon
votre loi !
— Tu sais bien que nous n’avons pas le droit de
condamner à mort… »
Acerbe, la riposte jaillit. Caïphe souffre assez de
la dépendance de son pays, mais il veut obtenir la condamnation. Cet homme met
le désordre dans la nation… Il se fait passer pour le libérateur…
Aïe !… Ceci est plus grave et mérite examen. Rentré
dans le prétoire, Pilate se fait amener l’Accusé. Tout à l’heure, il L’a
à peine regardé ; maintenant, ils sont face à face.
Observateur, le procurateur note : les habits
déchirés, les meurtrissures du visage… Peste ! ils l’ont bien arrangé leur
libérateur ; lui, Pilate, le trouverait plutôt sympathique ce jeune
homme ; Il est calme, digne, modeste de tenue, pas bien riche sans
doute ; Il a des mains d’ouvrier. Et des yeux… mais qu’est-ce qu’ils
veulent dire, ces yeux ? Sous leur rayonnement, Pilate se sent mal
à l’aise… Brusque, il attaque :
« Ainsi, tu es roi ?
— Dis-tu cela de toi-même, ou d’autres te l’ont-ils
dit de Moi ?
— Je ne suis pas juif, moi !… On T’accuse… Qu’as-Tu
fait ?
— Mon royaume n’est pas de ce monde… Je suis venu
sur terre pour rendre témoignage à la Vérité… »
Pilate s’attendait à tout… sauf à cette réponse.
Dehors, la foule gronde ; le procurateur sort, faisant signe au prisonnier
de le suivre. Dès qu’ils paraissent, c’est une explosion de cris : les
meneurs ont bien travaillé. Le procurateur se tourne vers Jésus, mais Celui-ci
ne tente même pas de se défendre ; jamais on n’a vu pareille chose !
Jamais non plus un homme n’a été couvert de tant de haine.
Le temps passe. Pilate cherche à sauver cet
accusé pas comme les autres, mais toutes les tentatives du procurateur
échouent : Hérode, à qui il avait envoyé Jésus, Le lui renvoie, vêtu
de la robe des fous…
Une confrontation avec Barabbas, un triste individu
dont on ne compte plus les mauvais coups, a tourné au tragique : la
foule, complètement folle, il n’y a pas d’autre mot, a choisi le
criminel.…
Une explication en particulier avec les Sanhédrites
n’a amené qu’une menace directe de Caïphe.
« Cet homme est un ennemi de l’État ; si
tu Le libères, c’est que tu n’es pas l’ami de César ! »
Hé ! c’est qu’il est bien capable de faire un
rapport à Rome, le vieux renard !… Il faut prendre garde : la place
est bonne… L’atmosphère s’échauffe… L’incident tourne en émeute.
Un cri perce, s’élève, s’enfle, domine tout :
« Crucifiez-Le ! »
* * *
13 Nizan, 11 heures, même lieu.
On vient de flageller l’Accusé. Il est là, titubant,
saignant, déchiré… Pas une parole de pitié ne vient de ces hommes au
cœur dur…
Pilate s’est assis. Les cris s’apaisent… Une minute
le silence plane, terrible, plein de haine, plein d’angoisse…
La sentence légale tombe, nette comme un coup de
glaive
« Tu iras en croix ! »
Une horrible clameur de joie monte… Du geste, Pilate
la domine.
« Je suis innocent de la mort de cet homme,
vous en répondrez. »
Un instant de stupeur… La menace est grave ;
mais vite, un cri jaillit, repris en chœur par la foule :
« Que son sang retombe sur nous et sur nos
enfants ! »
* * *
13 Nizan, dans les rues de Jérusalem.
Comme à chaque veille de Sabbat, la ville est
animée, les passants crient, se bousculent :
« Place ! »
Un centurion à cheval écarte les badauds.
« Des condamnés à mort ! »
Entre deux files de soldats, trois hommes avancent
péniblement ; ils ont au cou la pancarte portant le motif de leur
condamnation ; et sur leurs épaules, on a lié la lourde poutre qui
servira à les crucifier ; sous le poids, ils vacillent, épuisés déjà
par le supplice de la flagellation ; ils ont peine à avancer.
Oh ! ces rues de Jérusalem, avec leurs cailloux, leurs marches inégales,
leurs détritus glissants… A chaque instant, les prisonniers butent. Gare
s’ils tombent ! c’est la pique des soldats qui les relève… Et la foule de
rire, de se moquer, d’insulter… Prestes, les gamins se faufilent, des pierres
en main…
« A moi le premier !
— Vise bien !… Qu’est-ce qu’Il a sur la
tête ? Un fagot ?
— Penses-tu, C’est une couronne ! Tu n’as pas
vu sa pancarte : « roi des juifs ! »
— Saluez ; voilà le roi
qui passe ! »
* * *
13 Nizan, midi, sommet du Calvaire.
Le soleil de midi tombe implacable ; les
condamnés sont arrivés au lieu du supplice. Le centurion ordonne :
« Commencez… Celui-ci, d’abord. »
Deux bourreaux s’emparent de Jésus, arrachent sa
tunique collée aux plaies, L’étendant à même le sol, les épaules sur la
poutre… On tire sur les bras…
« Donne le marteau, j’ai les clous… »
C’est vite fait ! Le bourreau connaît son
métier. Un aide maintient le bras bien à plat sur le bois ;
l’exécuteur pique le clou dans le pli du poignet. Trois coups de marteau ça
y est ! Simple, mais… horrible à subir…
Les deux mains fixées, les gardes soulèvent la
poutre, tirent sur les mains clouées, on accule le Supplicié contre le poteau
vertical de la croix, puis, d’un grand geste, les hommes soulèvent la poutre…
la fixent.
On plie les jambes, les pieds l’un sur
l’autre ; un troisième clou… Fini !
* * *
3 Nizan, 3 heures même lieu.
Sur le bois, le Condamné agonise ; tout son
corps écartelé se crispe de souffrance… Il étouffe… Cela dure depuis trois
heures !… Lentement, Il prend appui sur la plaie de ses pieds, se dresse,
millimètre par millimètre ; Il allège l’atroce tension des bras, Il
reprend haleine… C’est affreux à voir !
« J’ai soif ! »
Sept fois, Il parle ainsi.
Un à un, les Sanhédrites ont quitté la place,
gênés, honteux. Cette exécution est par trop étrange, on dirait que tout s’en
mêle ; l’atmosphère est étouffante, le ciel bas : on n’y voit
plus ; seuls quelques rayons livides éclairent la scène…
Sur le Calvaire, près des gardes, il n’y
a maintenant qu’un tout jeune homme, et un groupe de femmes : des
amis… la mère !
Les cris de haine se sont tus ; on n’entend que
le souffle haletant des suppliciés et le léger cliquetis que font les soldats
en jouant aux dés. Eux aussi sont inquiets, ils parlent bas.
« Regarde, le ciel est de plus en
plus noir…
— Je n’ai jamais vu cela.
— « Il » n’en a plus pour
longtemps. »
Un grand cri traverse l’angoisse qui plane.
« Tout est consommé ! »
Quelques secondes, terriblement longues.
« Père, Je remets mon âme entre
vos mains. »
Un soupir, le dernier : la tête tombe, le corps
se fige, le plus grand drame du monde est achevé.
Les hommes sont rachetés !
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