Auteur : Daniel-Rops | Ouvrage : Légende dorée de
mes filleuls.
Que se passe-t-il donc à Pibrac ? Pourquoi cette
animation à laquelle l’humble village gascon n’est guère accoutumé ? Pourquoi
ces arcs de fleurs et de feuillages, et ces draps tendus aux fenêtres tout de
rosés parsemés ? Regardez donc, sur la route de Toulouse — qui n’est longue,
que de trois lieues, — gravissant la colline s’avance un grand cortège,
carrosses, cavaliers et soldats. C’est la reine-mère, Catherine de Médicis, de
noir vêtue, en robe à collerette empesée, le jeune roi Henri III tout rutilant
de passementerie d’or et le duc de Montpensier et la petite princesse de
Lorraine et l’on ne saurait dire combien de courtisans et de nobles seigneurs.
Où va donc tout ce beau monde ? Rencontrer les chefs des protestants, avec qui
la Roi est en guerre, et tâcher, une fois de plus, de faire la paix.
On est alors au cœur des guerres de religion. Depuis
bien des années la France souffre et saigne de ces luttes fratricides entre
chrétiens. Le souvenir des massacres affreux de la Saint-Barthélemy, depuis
plus de dix ans, demeure vif dans les mémoires, comme une plaie. Tout le monde
est inquiet du lendemain. Et puis a‑t-on confiance dans cette reine violente,
dans ce jeune prince frivole qui ne songe qu’à s’amuser ? Il n’a même pas
d’enfants ! Et son héritier, son cousin Henri de Navarre est protestant et ne
veut pas abjurer la religion de Calvin ; que se passera-t-il s’il devient un
jour Henri IV ?
Ils parlent de tout cela, les paysans de Pibrac,
tout en attendant le cortège royal. Bien sûr, on acclamera le jeune Roi, la
Reine et Messieurs les Seigneurs, parce qu’il faut être poli envers des hôtes
illustres, qui passeront tout au long de la grande rue et même qui s’arrêteront
pour déjeuner au château chez Messire Guy du Faur ; on est très poli en ce
temps-là, et quand même, c’est un honneur pour le village que cette visite de
la cour, un honneur qui le rendra illustre ! Mais on n’en pensera pas moins…
Ce qu’ils ne savent pas, les paysans de Pibrac, ce
qu’ils ne peuvent pas deviner, c’est qu’en effet leur village demeurera célèbre
dans les siècles futurs, mais que ce ne sera pas du tout parce que des rois,
des reines et des riches courtisans y auront fait halte ! Dans la foule qui se
masse devant les maisons et sur la place de l’église, qui prend garde à une
minuscule fillette dont une servante tient ferme la petite main ? Chacun la
connaît, la Germaine, la dernière fille du « consul » de la paroisse, — nous
dirions aujourd’hui du maire, — une pauvre gamine de cinq ans, toute menue,
toute chétive, qui n’inspire que la pitié. Ah, elle ne fait guère honneur à son
père ! Regardez son bras tordu, déformé par la paralysie. Voyez son cou gonflé
sans cesse de gros furoncles qui coulent et l’obligent à l’envelopper de
pansements. Pauvre infirme ! Non, personne, en cette fin du XVIe siècle, ne
saurait imaginer cette chose stupéfiante : que trois cents ans plus tard les
deux syllabes de Pibrac retentiront dans la Chrétienté entière, à cause de
cette débile fillette, qu’elle aura sa statue sur une place de Toulouse et son
portrait dans le palais du Pape, au Vatican ; qu’on l’implorera en Indochine
comme au Dahomey ou dans d’obscures paroisses du Brésil… Mais le Christ
n’a-t-il pas dit que son amour va droit, de préférence, aux petits, aux doux,
aux humbles de cœur ? Et plus que quiconque sainte Germaine de Pibrac fut tout
cela.
M. le Consul, donc Maître Laurent Cousin, à peine
salués le Roi et la Reine, s’en est retourné en hâte vers sa ferme, au hameau
du Gaïné. Durant toutes les cérémonies, il a eu le cœur inquiet. C’est que sa
femme — il n’a vraiment pas de chance ! — est en train de mourir. Quoi
d’étonnant que la petite Germaine soit souffreteuse, avec une mère malade dès
avant sa naissance ? Maître Laurent est découragé. A quoi lui sert d’avoir
rassemblé quarante arpents de bonne terre, de gagner tant d’argent en vendant
bois et charbon, et même d’avoir acquis, à Toulouse, une si belle boutique
d’habits et chaussures en tous genres ? Pour qu’hérite de lui son fils aîné,
pauvre garçon si faible, que mène par le bout du nez sa femme l’acariâtre, la coléreuse
Armande ?
Aussi quand Maître Laurent a accompagné au cimetière
le cercueil de sa troisième épouse, il abandonne tout, et la mairie du village
et la direction de la ferme. Qui commande désormais ? Armande, la terrible
Armande…
Quelle femme ! On entend d’ici ses cris ! Que toute
la maisonnée lui obéisse, ou sinon… Mari, beau-père, valets, servantes et même
ses propres enfants, que tout file droit devant elle ! Armande a la main leste
et le bâton prompt. Il y a surtout un être qu’elle déteste plus que quiconque :
Germaine, la malheureuse petite Germaine, l’innocente enfant sur qui s’acharne
sa méchanceté. Sous prétexte que la fillette a ses tristes maladies, qui lui
font honte, Armande l’enferme, la tient à l’écart, lui interdit de s’approcher
des autres enfants. Pas de chambre pour elle ! Un réduit sous l’escalier sera
bien suffisant pour ce misérable déchet, avec une paillasse de maïs. Et, l’été,
qu’elle aille dormir dehors ! Pas droit non plus à la nourriture des autres,
aux « millia » craquants, aux crêpes de blé noir, à la garbure, la bonne soupe
aux choux de Gascogne : un morceau de pain jeté de temps en temps sera son lot.
Le village bientôt apprend tout cela et s’indigne.
Pourquoi Armande n’envoie-t-elle pas à l’hospice sa petite belle-sœur ? Là, du
moins les religieuses la soigneraient. Mais non ; la mégère est orgueilleuse,
par surcroît ; elle n’acceptera pas qu’une fille de sa famille vive de la
charité publique ; elle aime mieux la torturer chez elle… Et vous croyez que le
vieux Maître Laurent défend sa pitoyable enfant ? Ou que le mari d’Armande
implore pitié pour sa petite sœur ? Nullement. C’est à peine croyable, mais
c’est vrai : ces hommes tremblent devant l’affreuse femme et nul n’ose lui
arracher son souffre-douleur.
Que serait devenue Germaine avec de tels
traitements, si le Bon Dieu qui veillait sur elle n’avait placé à ses côtés une
âme généreuse et compatissante ? C’est Jeanne Aubier, la vieille servante, une
humble paysanne qui ne parle que patois, qui vit pieds nus, toute l’année, en
tablier gris et le mouchoir de couleur serré au front. Elle seule a le courage
de désobéir à Armande, de porter à l’innocente un bol de lait chaud, une
couverture, d’aller soigner ses plaies. Et c’est elle qui, à l’abandonnée,
apprend qu’il est au ciel une Mère qui consolera ceux qui souffrent, qui lui
répète ses premières prières, et qui en fait une chrétienne…
C’est ainsi que grandit Germaine Cousin, enfant
martyre, qui, de tout ce que l’enfance a de joyeux, ne connaîtra jamais rien.
Mais ce qui est extraordinaire, c’est que de tant de souffrances, jamais elle
ne montre rancœur ni tristesse. Jamais on ne l’entend récriminer contre la
triste marâtre qui a remplacé sa mère. Une douceur exquise, une gentillesse que
rien ne rebute, et quelle patience ! « Celle d’un ange de Dieu » murmure la
bonne servante Jeanne, avec émerveillement.
Chaque jour, elle récite ses prières, passe ses
longues heures de solitude à penser à Jésus, à la Sainte Vierge, à tout ce que
Jeanne lui a enseigné et cela lui est merveilleusement consolant. On mûrit vite
quand on souffre, et à huit ans, Germaine est déjà grave comme une femme,
réfléchissant à bien plus de choses que n’ont coutume de faire les fillettes de
cet âge ; déjà elle est tout près de Dieu.
Comme la terrible Armande a trouvé que le pain noir
dont on la gratifie est encore trop pour elle, il faut que Germaine gagne cette
pitance : elle ira donc garder les moutons. Et, comme par hasard, à elle, la
petite infirme, on donne des pâtures éloignées, où les loups de la forêt de
Bouconne ont bien souvent enlevé leurs proies. Germaine ne se soucie guère de
ce danger. Tandis que ses bêtes broutent l’herbe sauvage, elle passe son temps
à prier. Levée avant l’aube, couchée à la nuit close, elle a de longues heures
pour parler au Seigneur de cœur à cœur. Et le Christ souvent lui répond…
Peu à peu des bruits courent dans le village. On
commence à raconter des choses très étranges sur le compte de la petite
Germaine, de la ferme de Gaïné. Par exemple, on observe que depuis plus de
quatre ans qu’elle garde les moutons, — elle atteint ses treize ans, — jamais
une seule de ses bêtes n’a été enlevée par les loups. Et ce n’est pas que les
carnassiers aient disparu de la forêt de Bouconne ; on en aperçoit toujours qui
rôdent en lisière des grands bois. Seulement quand ils arrivent près des
pâtures des Cousin, ils s’arrêtent ; on dirait qu’une force mystérieuse les
empêche d’approcher, de se jeter sur les agneaux qui, à portée de leurs crocs,
paissent, paisibles… Et bien des gens de prétendre que ce qui les tient en
respect, ce n’est rien de moins qu’un ange de Dieu.
Puis voici une autre histoire. Chaque dimanche, la
petite Germaine vient, très régulièrement, à la messe, et M. Le Curé Guillaume
Carné, un très saint prêtre, pauvre et vieux, a souvent déclaré qu’il n’a
jamais vu enfant si exemplaire, si docile à étudier le catéchisme, si bonne et
si charitable à tous. Mais de la ferme du Gaïné à l’église, il faut traverser
la rivière, le Courbet : l’été, c’est simple, car il est presque à sec, mais
l’hiver, tout gonflé par les pluies, le pont, les gués noyés, c’est un obstacle
infranchissable. Et ce qu’on raconte, c’est ceci… Des paysans l’ont vu ; ils
l’assurent. Lorsque Germaine arrive au bord du torrent tout bouillonnant, les
eaux sales et violentes s’écartent, elles se séparent en deux parties comme
coupées par des vannes invisibles, exactement comme il est dit, dans la Bible,
qu’il advint aux Hébreux conduits par Moïse à travers la Mer Rouge. Et que
l’enfant traverse à pied sec.
Tout ce qu’on raconte d’elle, bien sûr, Germaine
l’ignore. Elle vit dans une sorte de rêve merveilleux, où elle parle avec le
divin Maître, où il lui semble déjà connaître la Sainte Vierge, et les Saints,
et les Anges, comme il en sera au Paradis. Mais sa douceur même, son calme à
supporter toutes ses misères, ne font qu’exaspérer encore l’affreuse Armande.
Et tous ces racontars qu’on fait au village sur cette misérable, sur cet
avorton ! Aussi guette-t-elle une occasion pour lui faire voir de quel bois
elle se chauffe.
Dans un hameau voisin vit une très pauvre femme,
seule et dont nul ne se soucie. Germaine s’arrange pour mettre de côté une part
de la chiche nourriture qu’on lui donne, afin de la porter à sa vieille
voisine. Chaque matin, très tôt, dans son tablier serré contre elle, elle
entasse ce qu’elle a pu garder. « Qu’as-tu là, voleuse ? » Armande a surgi
devant elle dans la cour ; elle s’est levée de bonne heure pour la surprendre.
Elle tient un bâton à la main, prête à s’en servir. Germaine s’est arrêtée et
la regarde. Elle ne fait pas un mouvement de défense : d’ailleurs, comment
pourrait-elle se défendre, avec son pauvre bras tordu ? Violemment la
belle-sœur arrache le pan du tablier relevé. Et les témoins de la scène que les
cris d’Armande ont attirés, voient tomber à terre une pluie de fleurs
champêtres, qui coule pendant plusieurs minutes, et s’entassent au pied de la
fillette.
Un miracle… Dieu a fait un miracle pour la plus
humble de ses servantes ! Armande s’enfuit, épouvantée.
Désormais, personne n’osera plus toucher à Germaine.
« Reviens donc parmi nous, lui a dit la marâtre. Tu
auras une bonne chambre, tu mangeras comme nous tous. Et puis, il faut bien
qu’on te soigne. »
Avec douceur, Germaine refuse. Elle tient à sa
soupente sous l’escalier : n’est-ce pas dans ce triste réduit que le Christ,
bien souvent, est venu lui rendre visite et lui a donné sa consolation ? Et
pourquoi accepterait-elle la nourriture des autres ? Le pain noir est un régal,
quand c’est par amour de Dieu qu’on l’accepte, et n’y a‑t-il pas encore cette
plus merveilleuse nourriture, celle d’une petite hostie blanche, que, le
dimanche, le prêtre vous pose entre les lèvres ? Rien ne sera donc changé à sa
vie. Elle continuera à garder ses moutons. Elle restera la fille toute simple,
toute modeste, qui ne veut même pas savoir que bien des gens, déjà, la
considèrent comme une petite sainte. Et une chanson populaire commence à courir
dans la contrée, dont elle est l’héroïne ; on l’y appelle « la violette de
Pibrac ».
Or, en l’année 1601, deux saints religieux qui
étaient en voyage, à travers le pays de Gascogne, se trouvèrent égarés au
milieu de grands bois. C’était la forêt de Bouconne, ce qu’ils ignoraient. Ils
tâtonnaient donc, cherchant leur chemin, se heurtant aux arbres. Soudain, une
lueur extraordinaire éclata. Ils virent qu’ils étaient dans une clairière, que
la lumière étrange leur permettait de bien distinguer. Des futaies sortirent
douze formes blanches, des jeunes filles, sans doute, qui, lentement, en
procession, passèrent devant eux, puis disparurent, semblant suivre un chemin
qui sortait de la forêt. Les deux religieux s’élancèrent à leur suite, et, de
loin, aperçurent une maison isolée, sur laquelle la lumière semblait s’être
posée. Au même moment, la troupe mystérieuse reparut, mais elle comprenait une
treizième jeune fille qui était couronnée de fleurs fraîchement coupées.
Ensemble, toutes chantaient un hymne joyeux. Comme ils restaient là,
stupéfaits, les douze prirent sur leurs mains unies leur nouvelle compagne ; il
y eut comme un grand bruit d’ailes et tout le groupe s’envola au ciel.
Le lendemain, à l’aube, les religieux arrivaient au
village. Ils demandèrent son nom : « Pibrac. » Ils allèrent trouver M. le Curé
: « Ne s’était-il rien passé d’extraordinaire, dans sa paroisse, à la fin de la
nuit ? » D’extraordinaire ? Non… Une jeune fille, très douce, très humble,
venait d’être trouvée morte, dans le pauvre réduit où elle avait coutume de
coucher. « Elle a vécu comme une sainte, ajouta le bon prêtre, et elle est
morte dans la paix du Seigneur. » Alors les deux religieux rapportèrent leur
vision étrange. Et les trois hommes, levant vers le ciel leurs mains, louèrent
Celui qui, avec le plus humble des êtres, sait faire de si grandes choses,
Celui qui a promis son royaume aux petits.
Daniel-Rops
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