jeudi 16 juin 2022

Fêté le 15 Juin voici sont histoire La violette de Pibrac

 

Auteur : Daniel-Rops | Ouvrage : Légende dorée de mes filleuls.

Que se passe-t-il donc à Pibrac ? Pourquoi cette animation à laquelle l’humble village gascon n’est guère accoutumé ? Pourquoi ces arcs de fleurs et de feuillages, et ces draps tendus aux fenêtres tout de rosés parsemés ? Regardez donc, sur la route de Toulouse — qui n’est longue, que de trois lieues, — gravissant la colline s’avance un grand cortège, carrosses, cavaliers et soldats. C’est la reine-mère, Catherine de Médicis, de noir vêtue, en robe à collerette empesée, le jeune roi Henri III tout rutilant de passementerie d’or et le duc de Montpensier et la petite princesse de Lorraine et l’on ne saurait dire combien de courtisans et de nobles seigneurs. Où va donc tout ce beau monde ? Rencontrer les chefs des protestants, avec qui la Roi est en guerre, et tâcher, une fois de plus, de faire la paix.

On est alors au cœur des guerres de religion. Depuis bien des années la France souffre et saigne de ces luttes fratricides entre chrétiens. Le souvenir des massacres affreux de la Saint-Barthélemy, depuis plus de dix ans, demeure vif dans les mémoires, comme une plaie. Tout le monde est inquiet du lendemain. Et puis a‑t-on confiance dans cette reine violente, dans ce jeune prince frivole qui ne songe qu’à s’amuser ? Il n’a même pas d’enfants ! Et son héritier, son cousin Henri de Navarre est protestant et ne veut pas abjurer la religion de Calvin ; que se passera-t-il s’il devient un jour Henri IV ?

Ils parlent de tout cela, les paysans de Pibrac, tout en attendant le cortège royal. Bien sûr, on acclamera le jeune Roi, la Reine et Messieurs les Seigneurs, parce qu’il faut être poli envers des hôtes illustres, qui passeront tout au long de la grande rue et même qui s’arrêteront pour déjeuner au château chez Messire Guy du Faur ; on est très poli en ce temps-là, et quand même, c’est un honneur pour le village que cette visite de la cour, un honneur qui le rendra illustre ! Mais on n’en pensera pas moins…

Ce qu’ils ne savent pas, les paysans de Pibrac, ce qu’ils ne peuvent pas deviner, c’est qu’en effet leur village demeurera célèbre dans les siècles futurs, mais que ce ne sera pas du tout parce que des rois, des reines et des riches courtisans y auront fait halte ! Dans la foule qui se masse devant les maisons et sur la place de l’église, qui prend garde à une minuscule fillette dont une servante tient ferme la petite main ? Chacun la connaît, la Germaine, la dernière fille du « consul » de la paroisse, — nous dirions aujourd’hui du maire, — une pauvre gamine de cinq ans, toute menue, toute chétive, qui n’inspire que la pitié. Ah, elle ne fait guère honneur à son père ! Regardez son bras tordu, déformé par la paralysie. Voyez son cou gonflé sans cesse de gros furoncles qui coulent et l’obligent à l’envelopper de pansements. Pauvre infirme ! Non, personne, en cette fin du XVIe siècle, ne saurait imaginer cette chose stupéfiante : que trois cents ans plus tard les deux syllabes de Pibrac retentiront dans la Chrétienté entière, à cause de cette débile fillette, qu’elle aura sa statue sur une place de Toulouse et son portrait dans le palais du Pape, au Vatican ; qu’on l’implorera en Indochine comme au Dahomey ou dans d’obscures paroisses du Brésil… Mais le Christ n’a-t-il pas dit que son amour va droit, de préférence, aux petits, aux doux, aux humbles de cœur ? Et plus que quiconque sainte Germaine de Pibrac fut tout cela.

M. le Consul, donc Maître Laurent Cousin, à peine salués le Roi et la Reine, s’en est retourné en hâte vers sa ferme, au hameau du Gaïné. Durant toutes les cérémonies, il a eu le cœur inquiet. C’est que sa femme — il n’a vraiment pas de chance ! — est en train de mourir. Quoi d’étonnant que la petite Germaine soit souffreteuse, avec une mère malade dès avant sa naissance ? Maître Laurent est découragé. A quoi lui sert d’avoir rassemblé quarante arpents de bonne terre, de gagner tant d’argent en vendant bois et charbon, et même d’avoir acquis, à Toulouse, une si belle boutique d’habits et chaussures en tous genres ? Pour qu’hérite de lui son fils aîné, pauvre garçon si faible, que mène par le bout du nez sa femme l’acariâtre, la coléreuse Armande ?

Aussi quand Maître Laurent a accompagné au cimetière le cercueil de sa troisième épouse, il abandonne tout, et la mairie du village et la direction de la ferme. Qui commande désormais ? Armande, la terrible Armande…

Quelle femme ! On entend d’ici ses cris ! Que toute la maisonnée lui obéisse, ou sinon… Mari, beau-père, valets, servantes et même ses propres enfants, que tout file droit devant elle ! Armande a la main leste et le bâton prompt. Il y a surtout un être qu’elle déteste plus que quiconque : Germaine, la malheureuse petite Germaine, l’innocente enfant sur qui s’acharne sa méchanceté. Sous prétexte que la fillette a ses tristes maladies, qui lui font honte, Armande l’enferme, la tient à l’écart, lui interdit de s’approcher des autres enfants. Pas de chambre pour elle ! Un réduit sous l’escalier sera bien suffisant pour ce misérable déchet, avec une paillasse de maïs. Et, l’été, qu’elle aille dormir dehors ! Pas droit non plus à la nourriture des autres, aux « millia » craquants, aux crêpes de blé noir, à la garbure, la bonne soupe aux choux de Gascogne : un morceau de pain jeté de temps en temps sera son lot.

Le village bientôt apprend tout cela et s’indigne. Pourquoi Armande n’envoie-t-elle pas à l’hospice sa petite belle-sœur ? Là, du moins les religieuses la soigneraient. Mais non ; la mégère est orgueilleuse, par surcroît ; elle n’acceptera pas qu’une fille de sa famille vive de la charité publique ; elle aime mieux la torturer chez elle… Et vous croyez que le vieux Maître Laurent défend sa pitoyable enfant ? Ou que le mari d’Armande implore pitié pour sa petite sœur ? Nullement. C’est à peine croyable, mais c’est vrai : ces hommes tremblent devant l’affreuse femme et nul n’ose lui arracher son souffre-douleur.

Que serait devenue Germaine avec de tels traitements, si le Bon Dieu qui veillait sur elle n’avait placé à ses côtés une âme généreuse et compatissante ? C’est Jeanne Aubier, la vieille servante, une humble paysanne qui ne parle que patois, qui vit pieds nus, toute l’année, en tablier gris et le mouchoir de couleur serré au front. Elle seule a le courage de désobéir à Armande, de porter à l’innocente un bol de lait chaud, une couverture, d’aller soigner ses plaies. Et c’est elle qui, à l’abandonnée, apprend qu’il est au ciel une Mère qui consolera ceux qui souffrent, qui lui répète ses premières prières, et qui en fait une chrétienne…

C’est ainsi que grandit Germaine Cousin, enfant martyre, qui, de tout ce que l’enfance a de joyeux, ne connaîtra jamais rien. Mais ce qui est extraordinaire, c’est que de tant de souffrances, jamais elle ne montre rancœur ni tristesse. Jamais on ne l’entend récriminer contre la triste marâtre qui a remplacé sa mère. Une douceur exquise, une gentillesse que rien ne rebute, et quelle patience ! « Celle d’un ange de Dieu » murmure la bonne servante Jeanne, avec émerveillement.

Chaque jour, elle récite ses prières, passe ses longues heures de solitude à penser à Jésus, à la Sainte Vierge, à tout ce que Jeanne lui a enseigné et cela lui est merveilleusement consolant. On mûrit vite quand on souffre, et à huit ans, Germaine est déjà grave comme une femme, réfléchissant à bien plus de choses que n’ont coutume de faire les fillettes de cet âge ; déjà elle est tout près de Dieu.

Comme la terrible Armande a trouvé que le pain noir dont on la gratifie est encore trop pour elle, il faut que Germaine gagne cette pitance : elle ira donc garder les moutons. Et, comme par hasard, à elle, la petite infirme, on donne des pâtures éloignées, où les loups de la forêt de Bouconne ont bien souvent enlevé leurs proies. Germaine ne se soucie guère de ce danger. Tandis que ses bêtes broutent l’herbe sauvage, elle passe son temps à prier. Levée avant l’aube, couchée à la nuit close, elle a de longues heures pour parler au Seigneur de cœur à cœur. Et le Christ souvent lui répond…

Peu à peu des bruits courent dans le village. On commence à raconter des choses très étranges sur le compte de la petite Germaine, de la ferme de Gaïné. Par exemple, on observe que depuis plus de quatre ans qu’elle garde les moutons, — elle atteint ses treize ans, — jamais une seule de ses bêtes n’a été enlevée par les loups. Et ce n’est pas que les carnassiers aient disparu de la forêt de Bouconne ; on en aperçoit toujours qui rôdent en lisière des grands bois. Seulement quand ils arrivent près des pâtures des Cousin, ils s’arrêtent ; on dirait qu’une force mystérieuse les empêche d’approcher, de se jeter sur les agneaux qui, à portée de leurs crocs, paissent, paisibles… Et bien des gens de prétendre que ce qui les tient en respect, ce n’est rien de moins qu’un ange de Dieu.

Puis voici une autre histoire. Chaque dimanche, la petite Germaine vient, très régulièrement, à la messe, et M. Le Curé Guillaume Carné, un très saint prêtre, pauvre et vieux, a souvent déclaré qu’il n’a jamais vu enfant si exemplaire, si docile à étudier le catéchisme, si bonne et si charitable à tous. Mais de la ferme du Gaïné à l’église, il faut traverser la rivière, le Courbet : l’été, c’est simple, car il est presque à sec, mais l’hiver, tout gonflé par les pluies, le pont, les gués noyés, c’est un obstacle infranchissable. Et ce qu’on raconte, c’est ceci… Des paysans l’ont vu ; ils l’assurent. Lorsque Germaine arrive au bord du torrent tout bouillonnant, les eaux sales et violentes s’écartent, elles se séparent en deux parties comme coupées par des vannes invisibles, exactement comme il est dit, dans la Bible, qu’il advint aux Hébreux conduits par Moïse à travers la Mer Rouge. Et que l’enfant traverse à pied sec.

Tout ce qu’on raconte d’elle, bien sûr, Germaine l’ignore. Elle vit dans une sorte de rêve merveilleux, où elle parle avec le divin Maître, où il lui semble déjà connaître la Sainte Vierge, et les Saints, et les Anges, comme il en sera au Paradis. Mais sa douceur même, son calme à supporter toutes ses misères, ne font qu’exaspérer encore l’affreuse Armande. Et tous ces racontars qu’on fait au village sur cette misérable, sur cet avorton ! Aussi guette-t-elle une occasion pour lui faire voir de quel bois elle se chauffe.

Dans un hameau voisin vit une très pauvre femme, seule et dont nul ne se soucie. Germaine s’arrange pour mettre de côté une part de la chiche nourriture qu’on lui donne, afin de la porter à sa vieille voisine. Chaque matin, très tôt, dans son tablier serré contre elle, elle entasse ce qu’elle a pu garder. « Qu’as-tu là, voleuse ? » Armande a surgi devant elle dans la cour ; elle s’est levée de bonne heure pour la surprendre. Elle tient un bâton à la main, prête à s’en servir. Germaine s’est arrêtée et la regarde. Elle ne fait pas un mouvement de défense : d’ailleurs, comment pourrait-elle se défendre, avec son pauvre bras tordu ? Violemment la belle-sœur arrache le pan du tablier relevé. Et les témoins de la scène que les cris d’Armande ont attirés, voient tomber à terre une pluie de fleurs champêtres, qui coule pendant plusieurs minutes, et s’entassent au pied de la fillette.

Un miracle… Dieu a fait un miracle pour la plus humble de ses servantes ! Armande s’enfuit, épouvantée.

Désormais, personne n’osera plus toucher à Germaine.

« Reviens donc parmi nous, lui a dit la marâtre. Tu auras une bonne chambre, tu mangeras comme nous tous. Et puis, il faut bien qu’on te soigne. »

Avec douceur, Germaine refuse. Elle tient à sa soupente sous l’escalier : n’est-ce pas dans ce triste réduit que le Christ, bien souvent, est venu lui rendre visite et lui a donné sa consolation ? Et pourquoi accepterait-elle la nourriture des autres ? Le pain noir est un régal, quand c’est par amour de Dieu qu’on l’accepte, et n’y a‑t-il pas encore cette plus merveilleuse nourriture, celle d’une petite hostie blanche, que, le dimanche, le prêtre vous pose entre les lèvres ? Rien ne sera donc changé à sa vie. Elle continuera à garder ses moutons. Elle restera la fille toute simple, toute modeste, qui ne veut même pas savoir que bien des gens, déjà, la considèrent comme une petite sainte. Et une chanson populaire commence à courir dans la contrée, dont elle est l’héroïne ; on l’y appelle « la violette de Pibrac ».

Or, en l’année 1601, deux saints religieux qui étaient en voyage, à travers le pays de Gascogne, se trouvèrent égarés au milieu de grands bois. C’était la forêt de Bouconne, ce qu’ils ignoraient. Ils tâtonnaient donc, cherchant leur chemin, se heurtant aux arbres. Soudain, une lueur extraordinaire éclata. Ils virent qu’ils étaient dans une clairière, que la lumière étrange leur permettait de bien distinguer. Des futaies sortirent douze formes blanches, des jeunes filles, sans doute, qui, lentement, en procession, passèrent devant eux, puis disparurent, semblant suivre un chemin qui sortait de la forêt. Les deux religieux s’élancèrent à leur suite, et, de loin, aperçurent une maison isolée, sur laquelle la lumière semblait s’être posée. Au même moment, la troupe mystérieuse reparut, mais elle comprenait une treizième jeune fille qui était couronnée de fleurs fraîchement coupées. Ensemble, toutes chantaient un hymne joyeux. Comme ils restaient là, stupéfaits, les douze prirent sur leurs mains unies leur nouvelle compagne ; il y eut comme un grand bruit d’ailes et tout le groupe s’envola au ciel.

Le lendemain, à l’aube, les religieux arrivaient au village. Ils demandèrent son nom : « Pibrac. » Ils allèrent trouver M. le Curé : « Ne s’était-il rien passé d’extraordinaire, dans sa paroisse, à la fin de la nuit ? » D’extraordinaire ? Non… Une jeune fille, très douce, très humble, venait d’être trouvée morte, dans le pauvre réduit où elle avait coutume de coucher. « Elle a vécu comme une sainte, ajouta le bon prêtre, et elle est morte dans la paix du Seigneur. » Alors les deux religieux rapportèrent leur vision étrange. Et les trois hommes, levant vers le ciel leurs mains, louèrent Celui qui, avec le plus humble des êtres, sait faire de si grandes choses, Celui qui a promis son royaume aux petits.

Daniel-Rops

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