Couleurs
d’automne… où allez-vous donc chercher tant d’éclats, de beauté et de vie ?
Quel est donc votre force pour parvenir à nous faire aimer la fin de l’été et
nous jeter à corps perdus vers l’inévitable hiver ? Quel est ce paradoxe qui
vous anime, pour que vous sachiez si bien exprimer la fin de tout ce qui nous
paraît être le meilleur, à nous êtres humains qui ne vivons si souvent que pour
le bonheur des longues journées d’été, la chaleur du soleil – dont on se plaint
pourtant dès qu’il brûle notre peau – mais que nous recherchons à tout prix
pour plonger dans une atmosphère de détente, de laisser-aller, et synonyme de
vacances…
Couleurs
d’automne… comment parvenez-vous donc à détourner notre attention de la mort du
beau temps en dessinant si habilement l’histoire d’une fin et l’image de la
mort vêtue de vos teintes empreintes de gaieté, de lumière et de joie de vivre
?
Couleurs
d’automne… quelle est donc cette main qui étend son pinceau d’est en ouest, du
nord au sud pour nous enivrer de cette unique beauté dont le printemps même ne
saurait offrir à nos yeux fatigués à l’issue de trop longs hivers ?
Couleurs
d’automne… quel est donc votre secret ? Qui donc vous a dicté chaque place à
occuper, tantôt dorée, tantôt cuivrée, allant jusqu’à imiter la rouille qui, au
lieu d’évoquer usure et prochaine cassure, donne à croire à un jour meilleur,
étale sous nos yeux une harmonie sans fin renouvelée… justement quand tout ne
sera plus que nudité, froid, sécheresse et… mort ?
Qu’y a-t-il de plus beau ? Quelle saison
exprime-t-elle mieux la vie, sinon l’automne ? Elle qui devrait annoncer la
mort… L’automne, messagère de la fin de
l’été, éclatante de mille feux, rayonnante d’une beauté que seule la nature
peut offrir à nos regards émerveillés…
L’automne…
Tandis que, plongée dans mes pensées face à cet
automne merveilleux, une petite feuille vint se poser sur la pointe de mes
pieds. Si je n’y avais pris garde, je l’aurais certes piétinée.. Me baissant
pour la regarder, je n’osais point y toucher.
“Pauvre petite feuille” pensais-je, “ta saison est
terminée, tu es morte...”
Je m’enhardis et la pris entre le pouce et l’index
de ma main droite. J’avais peur de la voir s’effriter, et l’arracher de sa tige
qui semblait encore solide. Oui, sa tige vivait encore. Si j’avais osé plonger
mon ongle dans son corps, j’en aurais trouvé la sève restante. Je la fis alors
tournoyer doucement entre mes doigts et j’en admirais son contour délicatement
dentelé sur…
C’est alors que je me souvins que lorsque j’étais
enfant, je m’amusais à déchiqueter les parties sèches entre les nervures… mais
pour cela il fallait que la feuille soit totalement morte… et, celle-ci
semblait vivre encore. Je souris, honteuse à l’idée d’avoir été si cruelle et
d’avoir ainsi déchiqueté quelques feuilles mortes qui peut-être vivaient leurs
dernières heures de beauté et de gloire. Oui, de gloire, car qu’y a-t-il de
plus beau, de plus glorieux qu’un arbre aux branchages verdoyants nous faisant
bénéficier de son ombre et de son chant ?
Certes, l’enfance est parfois cruelle et tend à briser
ce qui est faible entre ses mains. Mains d’enfants, mains d’hommes, mains de
cette humanité où le faible est forcément écrasé par le plus fort. Et quand on
se sent faible, ne s’attaque-t-on pas justement à ce qui est encore plus
fragile que soi ?… A l’image de cette petite feuille, presque morte entre mes
doigts…
Je me surpris à lui parler. Doucement, comme pour ne
pas la réveiller. Elle semblait s’être assoupie mais épanouie. Elle a terminé
sa course, pourquoi l’a-t-elle achevé sur la pointe de mes pieds ? Et plus je
la contemplais, plus je m’y attachais.
C’est alors qu’elle se mit à parler… pour me
raconter sa merveilleuse histoire.
Je suis la petite feuille qui ne voulait pas mourir,
me dit-elle. Je vais te raconter mon histoire pour que tu la fasses connaître à
ceux qui regardent mourir toutes les feuilles des arbres sur la terre et tu
leur diras de nous laisser nous envoler et mourir doucement, tout doucement,
comme nous sommes nées, doucement, discrètement par un beau matin de printemps.
Il y a de longs mois, m’expliqua-t-elle, je me suis réveillée sur la plus belle
branche du plus bel arbre de la prairie. Regarde, s’exclama-t-elle toute fière,
c’est celui qui agite ses branches là-bas, c’est le plus gros, le plus beau et
le plus fort. Comme toutes mes soeurs, je sortis de mon joli berceau, le
bourgeon. Nous étions nombreuses et heureuses de faire connaissance après ces
longs mois enfermées. Nous avions hâte de connaître la vie et de découvrir tout
ce qui se passait dans la prairie.
Dès la fin de l’hiver, l’arbre avait beau nous
expliquer qu’il fallait patienter, que nous étions bien au chaud et à l’abri
dans nos bourgeons, nous ne tenions plus en place. D’ailleurs, et sa voix
devint toute triste, certaines d’entre nous sont tombées de leur branche et n’ont
pas même eu le temps de connaître la vie. Nous ne savions pas que dehors il
faisait parfois si froid ou le vent soufflait si fort qu’il valait mieux
laisser passer l’hiver et attendre les dernières gelées avant d’éclore, puis
laisser tomber le doux manteau dont nos bourgeons nous recouvraient.
Les branches nous répétaient que l’hiver était fait
pour dormir et se préparer pour être les plus belles à l’heure du printemps.
Mais nous ignorions ce qu’était l’hiver. Quand un flocon de neige se glissait à
l’intérieur de nos bourgeons, nous éclations de rire car il était tout frais et
délicieux. Parfois, nous entendions le vent siffler et nous aurions voulu le
voir passer sur notre arbre. Alors notre arbre nous expliquait avec patience
qu’il fallait nous taire et dormir. Que le vent était encore bien trop froid et
que nous ne pourrions pas le voir. Le vent, nous disait-il, il souffle, passe
et poursuit sa route sans que vous puissiez le voir. Le vent, vous le sentirez
bien assez tôt, quand vous serez grandes et assez fortes pour y résister. En
attendant, restez tranquilles, accrochez-vous au fond de vos berceaux et
dormez…
Dormir, dormir, me dit-elle dans un soupir, je ne
savais pas comme il était bon de pouvoir ainsi dormir à l’abri et sans soucis.
Elle se tut un instant. J’ai cru qu’elle avait
terminé son histoire, et quand j’allai lui parler elle s’envola et se posa sur
mes lèvres en me disant sur un ton bien autoritaire pour une petite feuille sur
le point de mourir : tais-toi, c’est moi qui parle ! Je souris et la laissai
retomber dans le creux de ma main. Je m’assis au bord du chemin pour l’écouter
attentivement et lui promis de ne plus l’interrompre.
Dès le début du printemps, c’était la fête. Nous
regardions tout ce qui se passait et nous transmettions les informations à
celles qui ne pouvaient pas apercevoir la prairie. Moi, j’étais bien installée.
Ma branche n’était ni trop haute, ni trop basse. Je pouvais ainsi observer
librement tout ce que je voulais sans vertige et sans risquer d’être cueillie
par les passants. Comme elle me vit esquisser un sourire elle me dit sur un ton
de reproche : vous avez de drôles de manières vous les humains. Qu’est-ce qui
vous amuse tant à venir nous arracher pour ensuite nous piétiner ou nous
laisser tomber ? Tandis que j’allais essayer de lui donner une explication,
elle me coupa la parole, non, ne réponds pas, laisse tomber, de toute façon
cela ne changerait rien, c’est vous les maîtres, vous faites ce que vous
voulez. J’allai m’en défendre et lui dire que non, les hommes ne savent pas
toujours ce qu’ils font, et ne sont pas les maîtres de la nature, mais elle
refusa toute explication et m’intima de me taire… Maîtres ou pas, vous faites
quand même ce que vous voulez, laisse-moi te raconter mon histoire, elle ne
fait que commencer.
Donc, le printemps s’est écoulé dans une féerie
merveilleuse. Bien sûr, il y avait parfois des cris et des larmes, car toutes
mes soeurs n’ont pas survécu. Beaucoup d’entre elles sont mortes très jeunes.
Je les vois encore se détacher de leur tige, tournoyer en criant avant de se
retrouver sur l’herbe. Nous les regardions, leur parlions et tentions de les
rassurer aussi longtemps qu’elles survivaient, là quelques mètres en dessous de
nous. Mais détachées de l’arbre, elles n’avaient aucune chance de survivre et
mouraient lentement. Alors, dès que le vent soufflait, nous chantions de tout
notre coeur et ainsi, elle s’endormaient bercées par nos chants.
Et puis, il y avait les branches coupées par les
hommes ou cassées par les tempêtes. C’était alors des familles entières qui
disparaissaient de notre arbre et nous quittaient. Elle soupira une fois encore
et poursuivit comme essoufflée : …mais la vie continue et il y a tellement de
choses à voir du haut de nos branches que bien vite nous reprenions goût à la
découverte. Si tu pouvais savoir tout ce qui se passait sous notre arbre. Car
l’ombre vous est donnée grâce à nous les milliers de petites feuilles et des
quantités de tes semblables viennent s’y reposer. Certains restent assis,
adossés contre le tronc. Ils ferment les yeux et viennent oublier leurs soucis.
D’autres nous parlent et nous racontent leurs joies ou leurs peines. Parfois
l’arbre grogne car ils s’amusent à en égratigner l’écorce… oh, cela ne lui fait
pas grand mal, mais d’année en année, si cela continue dit-il, il va se
retrouver nu comme un vers… D’autres
s’étendent, et nous regardent. Ils ne savent pas qu’on les épie et que l’on
suit tous leurs mouvements. Seuls, à deux ou à plusieurs, ils sont nombreux à
venir à l’ombre que nous leur offrons. Quand il pleut, nous les protégeons de
la pluie… mais après la pluie, si le vent se lève, nous nous ébattons en
laissant tomber les gouttes d’eau restées accrochées sur nos belles robes
vertes et nous éclatons de rire en les voyant partir en courant…
Il y a aussi abondance de vie dans nos branches.
Animaux, oiseaux, insectes, tous se délectent du refuge que nous leur offrons.
Ils nous font parfois du mal. Certains d’entre eux nous piquent de leurs becs,
ou se nourrissent de notre écorce et de nos feuilles… mais c’est la loi de la
nature nous a expliqué l’arbre et nous devons les laisser faire. Nous sommes
bien contents de leur servir d’abri contre le mauvais temps ou contre les
animaux qui voudraient les dévorer.
Sur ma branche, à deux feuilles de ma place, chaque
année, des mésanges viennent nicher. Quel bonheur de les entendre piailler.
Quand leurs parents tardent à venir les nourrir, quel concert ! Il m’est arrivé
de leur demander de se taire, mais ces petits affamés n’ont même pas daigné
m’écouter! Quel plaisir de les voir s’envoler pour la première fois. Cela ne
prend pas beaucoup de temps. Si tu as le malheur de t’assoupir en plein jour
quand ils sont prêts, ils ne sont plus là quand tu te réveilles et tu auras
manqué le spectacle. Mais si tu es attentif et patiente, c’est un spectacle
merveilleux de les voir s’envoler de leur nid.
Les oiseaux, quelles merveilleuses créatures… ils
sont libres, eux, et n’ont pas besoin de revenir sur notre arbre. Plus tard,
les jeunes iront faire leurs propres nids… ailleurs… Ah… que j’aurais aimé être
un oiseau, m’envoler et me promener à travers la prairie sans avoir à en mourir
aussitôt! Qu’est-ce que j’en aurais appris en une année… et je pourrais te
raconter bien plus de choses que tu ne connais sûrement pas… mais je ne suis
qu’une petite feuille et une fois détachée de ma branche, c’est la mort qui
m’attend !
Elle se tut. Je ne savais pas si j’osais reprendre
la parole. Brusquement je me sentis tellement triste pensant qu’elle était
peut-être vraiment morte, mais tandis que je cherchais quelques mots de
réconfort, elle reprit :
Après le printemps, arrive l’été. Alors là, quelle
chaleur, même nous qui offrons la fraîcheur de l’ombre, nous transpirons ! Mais
nous devenons plus solides et nous craignons beaucoup moins le vent. Pourtant
les orages peuvent être très violents et tout au long de l’été certaines de nos amies s’envolent bien que
belles vertes et vigoureuses. Tiens, l’été passé, nous avons subit une grêle
terrible. Les petites boules de glace semblaient avoir une aiguille qui nous
transperçait sans pitié. Un grand nombre d’entre nous ont terminé l’été
complètement déchiquetées, leurs robes étaient en lambeaux. Elles n’ont pu
terminer la saison avec nous et c’est souvent grâce à elles que nous avons
survécu, protégées par l’une d’entre elles, située juste au-dessus de nos
têtes! Quelle chance nous avons eue ! Mais notre arbre nous rappelle souvent
que nous n’avons pas à être fières d’être restées intactes et il nous explique
comment nous nous protégeons mutuellement des agressions extérieures… Si tu
savais le nombre d’embûches qu’il faut traverser pour terminer la saison et
arriver à l’automne !
Et puis, quand mon automne est arrivé, ma robe est
devenue étincelante de beauté. Jour après jour, mes compagnes et moi étions
figées d’admiration de nous voir ainsi embellies et vêtues de mille feux. Les
unes dorées à souhait, les autres rousses ou cuivrées, aux premiers rayons de
soleil de ces matins qui devaient être les derniers de notre vie, nous étions
tellement excitées à l’idée de voir notre métamorphose que nous en oublions les
réalités de notre mort prochaine. Mais un matin, le soleil ne parvint plus à
percer la brume automnale qui nous surprenait dès le réveil. L’après-midi s’annonçait
aussi froid que la nuit et quelques-unes de mes soeurs s’envolèrent.
Au début nous étions presque envieuses de les voir
entreprendre un si beau voyage. Leurs cris partagés entre la peur et
l’émerveillement étaient empreints d’un paradoxe qui créait en nous tantôt
l’envie de nous détacher du lien qui nous retenait si fermement et grâce auquel
nous avions pu braver les vents impétueux de l’été, tantôt l’angoisse nous
saisissait de quitter l’arbre dont nous étions naturellement attachées pour y
vivre les trois saisons qui prenaient fin dans ce tourbillon d’or, d’ocre et de
bronze venant s’échouer sur l’herbe
verte pour la tapisser de mille feux
C’est alors que j’ai décidé de ne pas me laisser
emporter! Je me suis accrochée de toutes mes forces à ma branche. Parfois
j’étais complètement découragée et je me demandais si j’allais tenir jusqu’au
bout de l’automne pour connaître l’hiver. Il était devenu impossible de dormir
avec les cris de mes amies détachées qui m’étourdissaient. Les unes sachant que
l’heure était venue gémissaient, les autres commentaient les plaintes et les
récits de celles qui tournoyaient sans fin autour de nous en essayant de
raconter ce qu’elles avaient vécu durant les heures de voltige au-dessus de la
prairie ou de leurs atterrissages forcés aux pieds des promeneurs, de leurs
vols interminables au-dessus des routes; balayées par les automobiles,
blessées, meurtries, déchirées, elles criaient, pleuraient, ou même riaient
toutes en même temps! Nous étions là, incapables de comprendre de quoi elles
parlaient, rendues insensibles à leurs
douleurs, paralysées par nos peurs indescriptibles. Mais je voulais rester là,
accrochée et déterminée à connaître l’hiver, le passer pour le raconter à mes
compagnes qui naîtront au printemps prochain.
L’arbre avait beau m’expliquer que c’était peine
perdue, je voulais voir à quoi ressemblait Monsieur Hiver. Et puis, un matin,
tout redevint calme ; je me réveillais doucement. J’étais toute engourdie et je
ne savais pas ce qui m’arrivait. Inquiète j’interrogeais l’arbre. Il avait
l’air fatigué et d’un ton très las, il me répondit que l’hiver avait commencé
et que nos forces allaient diminuer chaque jour. Le froid nous paralyse et nous
n’arriverons plus à parler, ni chanter, ni même gémir! Je fus horrifiée et lui
demandais ce que je devais faire… il sourit avec indulgence mais plein de
tristesse il me dit : “ne t’ai-je pas dit cent fois qu’il ne fallait pas
résister à l’automne et qu’il valait mieux t’abandonner quand ton heure était
venue ?… Eh bien c’était pour t’éviter cette souffrance. Il est très rare que
des feuilles voient l’hiver arriver et encore moins le traverser pour revivre
un printemps. Chaque fois que cela arrive, c’est comme un miracle, mais c’est
au prix d’une grande souffrance pour la feuille qui continue à vivre en hiver.
Tu n’auras plus de compagne autour de toi, tu ne seras plus protégée ni
encouragée par la voix de tes voisines. Et moi, je vais bientôt m’endormir pour me reposer et
récupérer mes forces afin qu’au printemps ma sève puisse remonter dans les
branches et nourrir de nouveaux bourgeons. Je ne peux plus rien pour toi et je
ne pourrai bientôt plus te parler. Tu auras froid. Tu auras peur. Tu seras
seule. Ta robe sa sécher. Tu vas vieillir, flétrir et tu perdras ta beauté.
Déjà, t’es-tu regardée ? Tu ressembles à du papier séché, juste bonne pour
allumer un feu. Tu connaîtras peut-être l’hiver et peut-être le raconteras-tu à
tes petites soeurs de l’année prochaine. Alors tu leur diras de ne pas
résister, que le prix n’en vaut pas la chandelle… tu verras petite feuille
orgueilleuse, tu découvriras que la force n’est pas toujours dans l’entêtement
de vouloir vivre à n’importe quel prix et que la mort peut être belle et douce
quand elle arrive en son temps…. Salut petite feuille, bon hiver et si tu y
parviens, au revoir et au printemps prochain.” Puis il s’endormit. Je me sentis
très seule. Je me penchais pour regarder si d’autres feuilles étaient restées
accrochées comme moi, mais je faillis me casser, car déjà la froid bloquait
tous mes mouvements. J’eus juste le temps d’apercevoir une ou deux soeurs aussi
entêtées que moi, leurs robes étaient si sombres que je ne les reconnaissais
même pas. Elles étaient trop loin pour que l’on puisse se parler et
s’encourager…
Alors je fermai les yeux et tentai de dormir un peu.
La nuit fut encore plus glaciale, et la neige commençait à tomber. Au début
j’étais toute contente car enfin je n’étais plus seule. Les premiers flocons
riaient. Certains fondaient car j’étais encore trop chaude… et ils mourraient
devant moi sans avoir le temps de me dire bonjour… J’étais triste et de grosses
larmes coulaient de mes nervures pour accompagner les petits flocons fondus…
Puis, le froid augmenta et enfin, j’étais recouverte d’un manteau tout blanc.
Comme je devais être jolie, mais je ne pouvais pas
me voir et personne ne pouvait me dire à quoi je ressemblais. L’arbre était
définitivement silencieux. Au début, j’eus peur de me casser à cause du poids
de mon manteau. Et peu à peu je me suis habituée et j’eus moins froid. Il
faisait bon sous cet abri de fortune et je recommençais à espérer. Un matin, il
y eut un beau soleil, j’étais toute contente, et quelques flocons fondirent
très vite, je pus alors admirer ma jupe toute blanche, comme j’étais jolie.
Mais le soleil poursuivit son travail et toute la neige disparut… puis le
soleil me réchauffa, c’était bien agréable… mais le soir étant revenu, j’eus
très froid et j’avais perdu le toit que les flocons avaient fabriqué pour me
protéger… il y eut plusieurs jours ainsi et j’ai dû attendre jusqu’au nouvel’an
pour recevoir un nouveau manteau de neige. Celui-ci est resté plus longtemps et
des enfants sont revenus jouer dans la prairie. Ils riaient, se bousculaient,
ils semblaient bien s’amuser, mais je ne pouvais pas les voir, l’épais manteau
résistait au soleil mais je ne m’en suis pas plainte car je me sentais bien à
l’abri, j’essayais de dormir.
Ainsi l’hiver s’écoula, tantôt doux, tantôt glacial.
Les plus beaux jours furent ceux où les flocons m’accompagnaient. On parlait un
peu et ils m’expliquaient qu’ils n’étaient que de passage et que leur vie était
généralement très courte, car s’ils résistaient trop longtemps à la chaleur que
l’arbre parvenait à donner, toutes les branches auraient été cassées sous leur
poids. Je riais en me moquant d’eux : vous êtes si légers, vous ne pourriez
jamais casser des branches aussi solides que mon arbre… Ah je rigolais bien
fort. Mais les flocons m’ont expliqué longuement comment l’un d’entre eux, puis
deux, puis trois, dix, cent, mille et des millions parvenaient à faire un poids
terriblement lourd qu’aucun arbre n’aurait pu supporter… vois-tu, même le monde
des petits flocons de neige aussi éphémère est merveilleusement bien organisé…
Elle se tut et frissonna un instant à l’évocation du
froid de l’hiver passé. Alors je m’enhardis pour lui demander : “eh bien alors,
tu as survécu à Monsieur Hiver et tu es encore là… tu as donc plus d’un an… tu
es bien vieille” lui dis-je en riant gentiment… Tu peux bien rire, me
répondit-elle, et c’est vrai, je suis la plus vieille des feuilles de cette
année, j’ai même pu vivre mon second automne. Avant de me laisser détacher,
j’ai pu encourager mes jeunes compagnes à se laisser emporter par la douceur de
la bise automnale en leur expliquant qu’il y a certainement d’autres choses à
découvrir, que je n’ai pas pu connaître en restant sur mon arbre… et puis, je
me sens très fatiguée et je ne pense pas aller beaucoup plus loin pour
découvrir l’autre bout de ma prairie… j’aurais bien voulu, mais je n’en ai plus
la force, je suis trop flétrie. Mais je t’ai rencontrée et je suis contente
d’avoir pu bavarder avec un être humain et lui expliquer comment nous les
feuilles, nous sommes aussi des êtres vivants et j’ai passé un bon moment avec
toi.
Maintenant, me dit-elle, il faut me laisser toute
seule un moment, peut-être que le vent va me pousser un peu plus loin pour que
je découvre ma destinée jusqu’au bout. S’il te plaît, ne me retiens pas. Je
vais peut-être me faire piétiner ou déchirer par un enfant, mais qu’importe, quand
cela sera mon heure, je ne chercherai plus à m’accrocher à la vie, je ne
saurais endurer un second hiver. Laisse-moi partir un peu plus loin ou mourir
ici…
Je la posai délicatement sur le sol. Et elle se tut
tout en s’éloignant doucement poussée par un courant d’air qui n’était même pas
dû le vent. Une voiture avait passé à toute vitesse sur le chemin qui longeait
la prairie. Je la regardai partir, me levai et m’arrêtai à ses côtés : “adieu
petite feuille, merci pour ta leçon et n’aie crainte de te faire écraser, je
veille sur toi”…
Je la suivis ainsi aussi longtemps que je le pus,
mais une rafale de vent l’emporta de l’autre côté de la route, d’un seul bond
elle tournoya, s’arrêta un instant sur le pare-brise d’un camion, puis atterrit
sur le trottoir où des passants risquaient de l’écraser. Je fus stupéfaite car
je n’avais pas tenu ma promesse de la protéger d’une fin brutale. Je traversai
la route aussi vite que je pus et sur le trottoir, une centaine de feuilles
étaient ballottées d’un bord à l’autre. Certaines allaient s’écraser contre le
grillage du parc, d’autres étaient retenues sur un tas d’ordures et je ne
savais plus où était ma petite amie… Je m’arrêtai, restai silencieuse et
m’enhardis au risque d’être prise pour une folle… « où es-tu petite feuille qui
ne voulait pas mourir ?… Fais-moi un signe »…
c’est alors que je la vis… elle était un peu plus loin; elle
tourbillonna et semblait danser rien que pour moi et dans un dernier souffle me
dit : “je suis là, regarde, je suis arrivée au bout de ma course, maintenant tu
peux me prendre, et me garder si tu le veux. Tu peux aussi me déposer dans ma
prairie, sous mon arbre où je servirai de tapis pour mes soeurs qui viendront
me rejoindre.
En souvenir de notre rencontre, me dit-elle encore,
chaque fois que tu verras l’une de mes soeurs, souviens-toi, ne les arrache
pas, laisse-les vivre sur leurs branches afin qu’elles poursuivent leur
destinée… “ et dans un tout dernier souffle, elle me dit “adieu”…
Je me suis baissée et la pris précautionneusement. Effectivement,
il s’en serait fallu de peu pour qu’elle ne soit réduite en poussière. Plus
aucune vie ne se manifestait. Elle était sèche mais elle sentait bon. Sa course
était terminée. Je l’emportai et allai la déposer sous son arbre. J’en admirai
le tronc et regardai les branches. Je déposai ma petite amie toute flétrie
parmi les autres feuilles mortes. Je ne savais plus où poser mes pieds, j’en
écrasais tant !
Sur ce magnifique tapis de chaudes couleurs
cuivrées, le cirque infini de la vie se poursuivit avec les millions de
feuilles qui se détachaient en cette belle journée d’automne. Durant un
instant, je crus entendre leurs éclats de rires émerveillés devant leurs fins
glorieuses, vêtues des plus beaux atours dont le Créateur les avait revêtues en
ce jour où leur mission s’achevait !
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