mardi 20 octobre 2020

Conte d’automne : La petite feuille qui ne voulait pas mourir !


Tandis que j’avançais dans la brume matinale, mes yeux se fixèrent sur une petite feuille qui tournoyait sans fin, emportée par la brise de ce matin d’automne. Il ne faisait pas encore très froid mais l’air était frais et tonique. Le soleil tendait à percer un brouillard léger qui nous rappelait que l’été était bel et bien terminé et que l’automne déversait sur la nature, sa palette de couleurs chaudes et généreuses.

  Couleurs d’automne… où allez-vous donc chercher tant d’éclats, de beauté et de vie ? Quel est donc votre force pour parvenir à nous faire aimer la fin de l’été et nous jeter à corps perdus vers l’inévitable hiver ? Quel est ce paradoxe qui vous anime, pour que vous sachiez si bien exprimer la fin de tout ce qui nous paraît être le meilleur, à nous êtres humains qui ne vivons si souvent que pour le bonheur des longues journées d’été, la chaleur du soleil – dont on se plaint pourtant dès qu’il brûle notre peau – mais que nous recherchons à tout prix pour plonger dans une atmosphère de détente, de laisser-aller, et synonyme de vacances…

 Couleurs d’automne… comment parvenez-vous donc à détourner notre attention de la mort du beau temps en dessinant si habilement l’histoire d’une fin et l’image de la mort vêtue de vos teintes empreintes de gaieté, de lumière et de joie de vivre ?

 Couleurs d’automne… quelle est donc cette main qui étend son pinceau d’est en ouest, du nord au sud pour nous enivrer de cette unique beauté dont le printemps même ne saurait offrir à nos yeux fatigués à l’issue de trop longs hivers ?

 Couleurs d’automne… quel est donc votre secret ? Qui donc vous a dicté chaque place à occuper, tantôt dorée, tantôt cuivrée, allant jusqu’à imiter la rouille qui, au lieu d’évoquer usure et prochaine cassure, donne à croire à un jour meilleur, étale sous nos yeux une harmonie sans fin renouvelée… justement quand tout ne sera plus que nudité, froid, sécheresse et… mort ?

Qu’y a-t-il de plus beau ? Quelle saison exprime-t-elle mieux la vie, sinon l’automne ? Elle qui devrait annoncer la mort…  L’automne, messagère de la fin de l’été, éclatante de mille feux, rayonnante d’une beauté que seule la nature peut offrir à nos regards émerveillés…

L’automne…

Tandis que, plongée dans mes pensées face à cet automne merveilleux, une petite feuille vint se poser sur la pointe de mes pieds. Si je n’y avais pris garde, je l’aurais certes piétinée.. Me baissant pour la regarder, je n’osais point y toucher. 

“Pauvre petite feuille” pensais-je, “ta saison est terminée, tu es morte...”

Je m’enhardis et la pris entre le pouce et l’index de ma main droite. J’avais peur de la voir s’effriter, et l’arracher de sa tige qui semblait encore solide. Oui, sa tige vivait encore. Si j’avais osé plonger mon ongle dans son corps, j’en aurais trouvé la sève restante. Je la fis alors tournoyer doucement entre mes doigts et j’en admirais son contour délicatement dentelé sur…

C’est alors que je me souvins que lorsque j’étais enfant, je m’amusais à déchiqueter les parties sèches entre les nervures… mais pour cela il fallait que la feuille soit totalement morte… et, celle-ci semblait vivre encore. Je souris, honteuse à l’idée d’avoir été si cruelle et d’avoir ainsi déchiqueté quelques feuilles mortes qui peut-être vivaient leurs dernières heures de beauté et de gloire. Oui, de gloire, car qu’y a-t-il de plus beau, de plus glorieux qu’un arbre aux branchages verdoyants nous faisant bénéficier de son ombre et de son chant ?

Certes, l’enfance est parfois cruelle et tend à briser ce qui est faible entre ses mains. Mains d’enfants, mains d’hommes, mains de cette humanité où le faible est forcément écrasé par le plus fort. Et quand on se sent faible, ne s’attaque-t-on pas justement à ce qui est encore plus fragile que soi ?… A l’image de cette petite feuille, presque morte entre mes doigts…

Je me surpris à lui parler. Doucement, comme pour ne pas la réveiller. Elle semblait s’être assoupie mais épanouie. Elle a terminé sa course, pourquoi l’a-t-elle achevé sur la pointe de mes pieds ? Et plus je la contemplais, plus je m’y attachais.

C’est alors qu’elle se mit à parler… pour me raconter sa merveilleuse histoire.

Je suis la petite feuille qui ne voulait pas mourir, me dit-elle. Je vais te raconter mon histoire pour que tu la fasses connaître à ceux qui regardent mourir toutes les feuilles des arbres sur la terre et tu leur diras de nous laisser nous envoler et mourir doucement, tout doucement, comme nous sommes nées, doucement, discrètement par un beau matin de printemps. Il y a de longs mois, m’expliqua-t-elle, je me suis réveillée sur la plus belle branche du plus bel arbre de la prairie. Regarde, s’exclama-t-elle toute fière, c’est celui qui agite ses branches là-bas, c’est le plus gros, le plus beau et le plus fort. Comme toutes mes soeurs, je sortis de mon joli berceau, le bourgeon. Nous étions nombreuses et heureuses de faire connaissance après ces longs mois enfermées. Nous avions hâte de connaître la vie et de découvrir tout ce qui se passait dans la prairie.

Dès la fin de l’hiver, l’arbre avait beau nous expliquer qu’il fallait patienter, que nous étions bien au chaud et à l’abri dans nos bourgeons, nous ne tenions plus en place. D’ailleurs, et sa voix devint toute triste, certaines d’entre nous sont tombées de leur branche et n’ont pas même eu le temps de connaître la vie. Nous ne savions pas que dehors il faisait parfois si froid ou le vent soufflait si fort qu’il valait mieux laisser passer l’hiver et attendre les dernières gelées avant d’éclore, puis laisser tomber le doux manteau dont nos bourgeons nous recouvraient.

Les branches nous répétaient que l’hiver était fait pour dormir et se préparer pour être les plus belles à l’heure du printemps. Mais nous ignorions ce qu’était l’hiver. Quand un flocon de neige se glissait à l’intérieur de nos bourgeons, nous éclations de rire car il était tout frais et délicieux. Parfois, nous entendions le vent siffler et nous aurions voulu le voir passer sur notre arbre. Alors notre arbre nous expliquait avec patience qu’il fallait nous taire et dormir. Que le vent était encore bien trop froid et que nous ne pourrions pas le voir. Le vent, nous disait-il, il souffle, passe et poursuit sa route sans que vous puissiez le voir. Le vent, vous le sentirez bien assez tôt, quand vous serez grandes et assez fortes pour y résister. En attendant, restez tranquilles, accrochez-vous au fond de vos berceaux et dormez…

Dormir, dormir, me dit-elle dans un soupir, je ne savais pas comme il était bon de pouvoir ainsi dormir à l’abri et sans soucis.

Elle se tut un instant. J’ai cru qu’elle avait terminé son histoire, et quand j’allai lui parler elle s’envola et se posa sur mes lèvres en me disant sur un ton bien autoritaire pour une petite feuille sur le point de mourir : tais-toi, c’est moi qui parle ! Je souris et la laissai retomber dans le creux de ma main. Je m’assis au bord du chemin pour l’écouter attentivement et lui promis de ne plus l’interrompre.

Dès le début du printemps, c’était la fête. Nous regardions tout ce qui se passait et nous transmettions les informations à celles qui ne pouvaient pas apercevoir la prairie. Moi, j’étais bien installée. Ma branche n’était ni trop haute, ni trop basse. Je pouvais ainsi observer librement tout ce que je voulais sans vertige et sans risquer d’être cueillie par les passants. Comme elle me vit esquisser un sourire elle me dit sur un ton de reproche : vous avez de drôles de manières vous les humains. Qu’est-ce qui vous amuse tant à venir nous arracher pour ensuite nous piétiner ou nous laisser tomber ? Tandis que j’allais essayer de lui donner une explication, elle me coupa la parole, non, ne réponds pas, laisse tomber, de toute façon cela ne changerait rien, c’est vous les maîtres, vous faites ce que vous voulez. J’allai m’en défendre et lui dire que non, les hommes ne savent pas toujours ce qu’ils font, et ne sont pas les maîtres de la nature, mais elle refusa toute explication et m’intima de me taire… Maîtres ou pas, vous faites quand même ce que vous voulez, laisse-moi te raconter mon histoire, elle ne fait que commencer.

Donc, le printemps s’est écoulé dans une féerie merveilleuse. Bien sûr, il y avait parfois des cris et des larmes, car toutes mes soeurs n’ont pas survécu. Beaucoup d’entre elles sont mortes très jeunes. Je les vois encore se détacher de leur tige, tournoyer en criant avant de se retrouver sur l’herbe. Nous les regardions, leur parlions et tentions de les rassurer aussi longtemps qu’elles survivaient, là quelques mètres en dessous de nous. Mais détachées de l’arbre, elles n’avaient aucune chance de survivre et mouraient lentement. Alors, dès que le vent soufflait, nous chantions de tout notre coeur et ainsi, elle s’endormaient bercées par nos chants.

Et puis, il y avait les branches coupées par les hommes ou cassées par les tempêtes. C’était alors des familles entières qui disparaissaient de notre arbre et nous quittaient. Elle soupira une fois encore et poursuivit comme essoufflée : …mais la vie continue et il y a tellement de choses à voir du haut de nos branches que bien vite nous reprenions goût à la découverte. Si tu pouvais savoir tout ce qui se passait sous notre arbre. Car l’ombre vous est donnée grâce à nous les milliers de petites feuilles et des quantités de tes semblables viennent s’y reposer. Certains restent assis, adossés contre le tronc. Ils ferment les yeux et viennent oublier leurs soucis. D’autres nous parlent et nous racontent leurs joies ou leurs peines. Parfois l’arbre grogne car ils s’amusent à en égratigner l’écorce… oh, cela ne lui fait pas grand mal, mais d’année en année, si cela continue dit-il, il va se retrouver nu comme un vers…  D’autres s’étendent, et nous regardent. Ils ne savent pas qu’on les épie et que l’on suit tous leurs mouvements. Seuls, à deux ou à plusieurs, ils sont nombreux à venir à l’ombre que nous leur offrons. Quand il pleut, nous les protégeons de la pluie… mais après la pluie, si le vent se lève, nous nous ébattons en laissant tomber les gouttes d’eau restées accrochées sur nos belles robes vertes et nous éclatons de rire en les voyant partir en courant…

Il y a aussi abondance de vie dans nos branches. Animaux, oiseaux, insectes, tous se délectent du refuge que nous leur offrons. Ils nous font parfois du mal. Certains d’entre eux nous piquent de leurs becs, ou se nourrissent de notre écorce et de nos feuilles… mais c’est la loi de la nature nous a expliqué l’arbre et nous devons les laisser faire. Nous sommes bien contents de leur servir d’abri contre le mauvais temps ou contre les animaux qui voudraient les dévorer.

Sur ma branche, à deux feuilles de ma place, chaque année, des mésanges viennent nicher. Quel bonheur de les entendre piailler. Quand leurs parents tardent à venir les nourrir, quel concert ! Il m’est arrivé de leur demander de se taire, mais ces petits affamés n’ont même pas daigné m’écouter! Quel plaisir de les voir s’envoler pour la première fois. Cela ne prend pas beaucoup de temps. Si tu as le malheur de t’assoupir en plein jour quand ils sont prêts, ils ne sont plus là quand tu te réveilles et tu auras manqué le spectacle. Mais si tu es attentif et patiente, c’est un spectacle merveilleux de les voir s’envoler de leur nid.

Les oiseaux, quelles merveilleuses créatures… ils sont libres, eux, et n’ont pas besoin de revenir sur notre arbre. Plus tard, les jeunes iront faire leurs propres nids… ailleurs… Ah… que j’aurais aimé être un oiseau, m’envoler et me promener à travers la prairie sans avoir à en mourir aussitôt! Qu’est-ce que j’en aurais appris en une année… et je pourrais te raconter bien plus de choses que tu ne connais sûrement pas… mais je ne suis qu’une petite feuille et une fois détachée de ma branche, c’est la mort qui m’attend !

Elle se tut. Je ne savais pas si j’osais reprendre la parole. Brusquement je me sentis tellement triste pensant qu’elle était peut-être vraiment morte, mais tandis que je cherchais quelques mots de réconfort, elle reprit :

Après le printemps, arrive l’été. Alors là, quelle chaleur, même nous qui offrons la fraîcheur de l’ombre, nous transpirons ! Mais nous devenons plus solides et nous craignons beaucoup moins le vent. Pourtant les orages peuvent être très violents et tout au long de l’été  certaines de nos amies s’envolent bien que belles vertes et vigoureuses. Tiens, l’été passé, nous avons subit une grêle terrible. Les petites boules de glace semblaient avoir une aiguille qui nous transperçait sans pitié. Un grand nombre d’entre nous ont terminé l’été complètement déchiquetées, leurs robes étaient en lambeaux. Elles n’ont pu terminer la saison avec nous et c’est souvent grâce à elles que nous avons survécu, protégées par l’une d’entre elles, située juste au-dessus de nos têtes! Quelle chance nous avons eue ! Mais notre arbre nous rappelle souvent que nous n’avons pas à être fières d’être restées intactes et il nous explique comment nous nous protégeons mutuellement des agressions extérieures… Si tu savais le nombre d’embûches qu’il faut traverser pour terminer la saison et arriver à l’automne !

Et puis, quand mon automne est arrivé, ma robe est devenue étincelante de beauté. Jour après jour, mes compagnes et moi étions figées d’admiration de nous voir ainsi embellies et vêtues de mille feux. Les unes dorées à souhait, les autres rousses ou cuivrées, aux premiers rayons de soleil de ces matins qui devaient être les derniers de notre vie, nous étions tellement excitées à l’idée de voir notre métamorphose que nous en oublions les réalités de notre mort prochaine. Mais un matin, le soleil ne parvint plus à percer la brume automnale qui nous surprenait dès le réveil. L’après-midi s’annonçait aussi froid que la nuit et quelques-unes de mes soeurs s’envolèrent.

Au début nous étions presque envieuses de les voir entreprendre un si beau voyage. Leurs cris partagés entre la peur et l’émerveillement étaient empreints d’un paradoxe qui créait en nous tantôt l’envie de nous détacher du lien qui nous retenait si fermement et grâce auquel nous avions pu braver les vents impétueux de l’été, tantôt l’angoisse nous saisissait de quitter l’arbre dont nous étions naturellement attachées pour y vivre les trois saisons qui prenaient fin dans ce tourbillon d’or, d’ocre et de bronze  venant s’échouer sur l’herbe verte pour la tapisser de mille feux

C’est alors que j’ai décidé de ne pas me laisser emporter! Je me suis accrochée de toutes mes forces à ma branche. Parfois j’étais complètement découragée et je me demandais si j’allais tenir jusqu’au bout de l’automne pour connaître l’hiver. Il était devenu impossible de dormir avec les cris de mes amies détachées qui m’étourdissaient. Les unes sachant que l’heure était venue gémissaient, les autres commentaient les plaintes et les récits de celles qui tournoyaient sans fin autour de nous en essayant de raconter ce qu’elles avaient vécu durant les heures de voltige au-dessus de la prairie ou de leurs atterrissages forcés aux pieds des promeneurs, de leurs vols interminables au-dessus des routes; balayées par les automobiles, blessées, meurtries, déchirées, elles criaient, pleuraient, ou même riaient toutes en même temps! Nous étions là, incapables de comprendre de quoi elles parlaient,  rendues insensibles à leurs douleurs, paralysées par nos peurs indescriptibles. Mais je voulais rester là, accrochée et déterminée à connaître l’hiver, le passer pour le raconter à mes compagnes qui naîtront au printemps prochain.

L’arbre avait beau m’expliquer que c’était peine perdue, je voulais voir à quoi ressemblait Monsieur Hiver. Et puis, un matin, tout redevint calme ; je me réveillais doucement. J’étais toute engourdie et je ne savais pas ce qui m’arrivait. Inquiète j’interrogeais l’arbre. Il avait l’air fatigué et d’un ton très las, il me répondit que l’hiver avait commencé et que nos forces allaient diminuer chaque jour. Le froid nous paralyse et nous n’arriverons plus à parler, ni chanter, ni même gémir! Je fus horrifiée et lui demandais ce que je devais faire… il sourit avec indulgence mais plein de tristesse il me dit : “ne t’ai-je pas dit cent fois qu’il ne fallait pas résister à l’automne et qu’il valait mieux t’abandonner quand ton heure était venue ?… Eh bien c’était pour t’éviter cette souffrance. Il est très rare que des feuilles voient l’hiver arriver et encore moins le traverser pour revivre un printemps. Chaque fois que cela arrive, c’est comme un miracle, mais c’est au prix d’une grande souffrance pour la feuille qui continue à vivre en hiver. Tu n’auras plus de compagne autour de toi, tu ne seras plus protégée ni encouragée par la voix de tes voisines. Et moi, je  vais bientôt m’endormir pour me reposer et récupérer mes forces afin qu’au printemps ma sève puisse remonter dans les branches et nourrir de nouveaux bourgeons. Je ne peux plus rien pour toi et je ne pourrai bientôt plus te parler. Tu auras froid. Tu auras peur. Tu seras seule. Ta robe sa sécher. Tu vas vieillir, flétrir et tu perdras ta beauté. Déjà, t’es-tu regardée ? Tu ressembles à du papier séché, juste bonne pour allumer un feu. Tu connaîtras peut-être l’hiver et peut-être le raconteras-tu à tes petites soeurs de l’année prochaine. Alors tu leur diras de ne pas résister, que le prix n’en vaut pas la chandelle… tu verras petite feuille orgueilleuse, tu découvriras que la force n’est pas toujours dans l’entêtement de vouloir vivre à n’importe quel prix et que la mort peut être belle et douce quand elle arrive en son temps…. Salut petite feuille, bon hiver et si tu y parviens, au revoir et au printemps prochain.” Puis il s’endormit. Je me sentis très seule. Je me penchais pour regarder si d’autres feuilles étaient restées accrochées comme moi, mais je faillis me casser, car déjà la froid bloquait tous mes mouvements. J’eus juste le temps d’apercevoir une ou deux soeurs aussi entêtées que moi, leurs robes étaient si sombres que je ne les reconnaissais même pas. Elles étaient trop loin pour que l’on puisse se parler et s’encourager…

 Alors je fermai les yeux et tentai de dormir un peu. La nuit fut encore plus glaciale, et la neige commençait à tomber. Au début j’étais toute contente car enfin je n’étais plus seule. Les premiers flocons riaient. Certains fondaient car j’étais encore trop chaude… et ils mourraient devant moi sans avoir le temps de me dire bonjour… J’étais triste et de grosses larmes coulaient de mes nervures pour accompagner les petits flocons fondus… Puis, le froid augmenta et enfin, j’étais recouverte d’un manteau tout blanc.

Comme je devais être jolie, mais je ne pouvais pas me voir et personne ne pouvait me dire à quoi je ressemblais. L’arbre était définitivement silencieux. Au début, j’eus peur de me casser à cause du poids de mon manteau. Et peu à peu je me suis habituée et j’eus moins froid. Il faisait bon sous cet abri de fortune et je recommençais à espérer. Un matin, il y eut un beau soleil, j’étais toute contente, et quelques flocons fondirent très vite, je pus alors admirer ma jupe toute blanche, comme j’étais jolie. Mais le soleil poursuivit son travail et toute la neige disparut… puis le soleil me réchauffa, c’était bien agréable… mais le soir étant revenu, j’eus très froid et j’avais perdu le toit que les flocons avaient fabriqué pour me protéger… il y eut plusieurs jours ainsi et j’ai dû attendre jusqu’au nouvel’an pour recevoir un nouveau manteau de neige. Celui-ci est resté plus longtemps et des enfants sont revenus jouer dans la prairie. Ils riaient, se bousculaient, ils semblaient bien s’amuser, mais je ne pouvais pas les voir, l’épais manteau résistait au soleil mais je ne m’en suis pas plainte car je me sentais bien à l’abri, j’essayais de dormir.

Ainsi l’hiver s’écoula, tantôt doux, tantôt glacial. Les plus beaux jours furent ceux où les flocons m’accompagnaient. On parlait un peu et ils m’expliquaient qu’ils n’étaient que de passage et que leur vie était généralement très courte, car s’ils résistaient trop longtemps à la chaleur que l’arbre parvenait à donner, toutes les branches auraient été cassées sous leur poids. Je riais en me moquant d’eux : vous êtes si légers, vous ne pourriez jamais casser des branches aussi solides que mon arbre… Ah je rigolais bien fort. Mais les flocons m’ont expliqué longuement comment l’un d’entre eux, puis deux, puis trois, dix, cent, mille et des millions parvenaient à faire un poids terriblement lourd qu’aucun arbre n’aurait pu supporter… vois-tu, même le monde des petits flocons de neige aussi éphémère est merveilleusement bien organisé…

Elle se tut et frissonna un instant à l’évocation du froid de l’hiver passé. Alors je m’enhardis pour lui demander : “eh bien alors, tu as survécu à Monsieur Hiver et tu es encore là… tu as donc plus d’un an… tu es bien vieille” lui dis-je en riant gentiment… Tu peux bien rire, me répondit-elle, et c’est vrai, je suis la plus vieille des feuilles de cette année, j’ai même pu vivre mon second automne. Avant de me laisser détacher, j’ai pu encourager mes jeunes compagnes à se laisser emporter par la douceur de la bise automnale en leur expliquant qu’il y a certainement d’autres choses à découvrir, que je n’ai pas pu connaître en restant sur mon arbre… et puis, je me sens très fatiguée et je ne pense pas aller beaucoup plus loin pour découvrir l’autre bout de ma prairie… j’aurais bien voulu, mais je n’en ai plus la force, je suis trop flétrie. Mais je t’ai rencontrée et je suis contente d’avoir pu bavarder avec un être humain et lui expliquer comment nous les feuilles, nous sommes aussi des êtres vivants et j’ai passé un bon moment avec toi.

Maintenant, me dit-elle, il faut me laisser toute seule un moment, peut-être que le vent va me pousser un peu plus loin pour que je découvre ma destinée jusqu’au bout. S’il te plaît, ne me retiens pas. Je vais peut-être me faire piétiner ou déchirer par un enfant, mais qu’importe, quand cela sera mon heure, je ne chercherai plus à m’accrocher à la vie, je ne saurais endurer un second hiver. Laisse-moi partir un peu plus loin ou mourir ici…

Je la posai délicatement sur le sol. Et elle se tut tout en s’éloignant doucement poussée par un courant d’air qui n’était même pas dû le vent. Une voiture avait passé à toute vitesse sur le chemin qui longeait la prairie. Je la regardai partir, me levai et m’arrêtai à ses côtés : “adieu petite feuille, merci pour ta leçon et n’aie crainte de te faire écraser, je veille sur toi”…

Je la suivis ainsi aussi longtemps que je le pus, mais une rafale de vent l’emporta de l’autre côté de la route, d’un seul bond elle tournoya, s’arrêta un instant sur le pare-brise d’un camion, puis atterrit sur le trottoir où des passants risquaient de l’écraser. Je fus stupéfaite car je n’avais pas tenu ma promesse de la protéger d’une fin brutale. Je traversai la route aussi vite que je pus et sur le trottoir, une centaine de feuilles étaient ballottées d’un bord à l’autre. Certaines allaient s’écraser contre le grillage du parc, d’autres étaient retenues sur un tas d’ordures et je ne savais plus où était ma petite amie… Je m’arrêtai, restai silencieuse et m’enhardis au risque d’être prise pour une folle… « où es-tu petite feuille qui ne voulait pas mourir ?… Fais-moi un signe »…   c’est alors que je la vis… elle était un peu plus loin; elle tourbillonna et semblait danser rien que pour moi et dans un dernier souffle me dit : “je suis là, regarde, je suis arrivée au bout de ma course, maintenant tu peux me prendre, et me garder si tu le veux. Tu peux aussi me déposer dans ma prairie, sous mon arbre où je servirai de tapis pour mes soeurs qui viendront me rejoindre.

En souvenir de notre rencontre, me dit-elle encore, chaque fois que tu verras l’une de mes soeurs, souviens-toi, ne les arrache pas, laisse-les vivre sur leurs branches afin qu’elles poursuivent leur destinée… “ et dans un tout dernier souffle, elle me dit “adieu”…

Je me suis baissée et la pris précautionneusement. Effectivement, il s’en serait fallu de peu pour qu’elle ne soit réduite en poussière. Plus aucune vie ne se manifestait. Elle était sèche mais elle sentait bon. Sa course était terminée. Je l’emportai et allai la déposer sous son arbre. J’en admirai le tronc et regardai les branches. Je déposai ma petite amie toute flétrie parmi les autres feuilles mortes. Je ne savais plus où poser mes pieds, j’en écrasais tant !

 Sur ce magnifique tapis de chaudes couleurs cuivrées, le cirque infini de la vie se poursuivit avec les millions de feuilles qui se détachaient en cette belle journée d’automne. Durant un instant, je crus entendre leurs éclats de rires émerveillés devant leurs fins glorieuses, vêtues des plus beaux atours dont le Créateur les avait revêtues en ce jour où leur mission s’achevait !

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