vendredi 12 mars 2021

Et maintenant une histoire ! Le rêve de saint Joseph Auteur : Aurac, Georges d’ | Ouvrage : Le Courrier des Croisés.

Le jour de sa vêture, elle avait reçu le nom de Sœur Saint-Joseph. Avec les années, elle s’était tellement ratatinée qu’on ne l’appelait plus que la « petite Sœur » ! Le nom de son grand Patron s’était évanoui ! Non pas qu’il fût trop long à prononcer, mais parce que l’expression de « petite Sœur » suffisait largement à la désigner. Et puis saint Joseph a l’habitude de s’éclipser, quand il a rempli son rôle, et de laisser seulement dans les âmes l’amour de la vie cachée.

Toute menue dans son ample habit aux plis innombrables, la tête emprisonnée dans un voile blanc qui encadrait son fin visage, la « petite Sœur » était la providence des marmots, dans un village d’Auvergne où ses supérieures l’avaient envoyée.

Dès l’âge de cinq à six ans, les enfants se dirigeaient à petits pas vers le vieux couvent où la petite Sœur les accueillait d’un sourire. Ce sourire était leur coqueluche ! Les tout-petits le regardaient béatement, comme si c’était un sourire de paradis qu’ils se souvenaient d’avoir vu dans leurs premiers rêves. Ils souriaient, eux-aussi, prêts à toutes les sagesses, pour que le sourire de la petite Sœur restât longtemps en place.

On ne voyait pas les oreilles de la petite Sœur. C’était le seul mystère qui rendît perplexes les admirateurs du sourire. L’un d’eux se hasarda un jour à poser tout haut la question qui les hantait tous.

— Dites ! Ma Sœur, vous n’avez pas d’oreilles… Comment que vous entendez ? 

— Mes oreilles ? Elles sont là ! Dit la petite Sœur en dégageant son voile. Et elles sont bonnes !

— Et pourquoi que vous les cachez ? Nous, on les a bien dehors !

— Ah ! Mes enfants, je les cache pour qu’elles restent bien petites et qu’elles n’entendent que les choses qui en valent la peine… Vous comprendrez plus tard. Allons ! Venez autour de moi, vous allez lire.

Et les têtes blondes ou brunes se courbaient tout autour de la petite Sœur, dont les genoux supportaient le livre aux grandes lettres noires.

Depuis longtemps, la petite Sœur caressait un rêve, un rêve si beau qu’elle s’étonnait elle-même de l’avoir, et qui la suivait partout ; à la messe, au réfectoire ; mais c’était surtout en classe qu’il la tracassait, quand son regard errait sur les têtes blondes ou brunes, comme un souffle léger qui passe sur des épis mûrissants. Elle songeait alors à la moisson qui lève au soleil. Et la moisson lui suggérait l’idée du moissonneur qui se penche sur les épis et rentre le soir, joyeux, en portant les lourdes gerbes. Ce spectacle lui rappelait, à son tour, la parole de Jésus : « La moisson est abondante ; les ouvriers sont peu nombreux ; priez le maître de la moisson qu’il envoie des ouvriers à son champ. »

Et le rêve de la petite Sœur prenait corps. Elle en devenait toute rougissante. Elle en perdait même le fil de la lecture.

Son rêve ! C’était que l’un de ces enfants auxquels elle apprenait à lire devînt prêtre et qu’elle y fût pour quelque chose.

— Tu t’es trompé, Pierre. C’est B‑A, BA qu’il faut lire ; alors ! Recommence, mon petit.

Et les bambins s’étonnaient de sa voix si douce, alors qu’une juste impatience pointait d’ordinaire dans ses paroles, aux erreurs de lecteur. Et ils levaient les yeux sur la petite Sœur, car ils savaient que c’était dans ces moments-là que le plus délicieux sourire animait son visage.

Un jour, n’y tenant plus, elle confia son rêve à saint Joseph. Elle n’était pas assez forte pour porter un pareil secret. Il fallait que saint Joseph l’aidât.

« Voyez-vous, saint Joseph, j’ai peur parfois de ce rêve. Je ne suis qu’une petite Sœur de rien du tout. J’apprends à lire à des enfants et je suis incapable de faire mieux. Pourtant s’il se pouvait qu’un jour l’un de ces enfants dont je guide le petit doigt sur le livre de lecture, fût l’un de ceux dont les mains consacrées élèvent le Corps de Jésus sur l’autel ! Comme je serais heureuse ! Je vous demande donc, si ce rêve est bon, de me le faire savoir d’une manière ou d’une autre. J’en ferai volontiers le sacrifice, si vous en trouvez à redire. »

Un matin, le cœur de la petite Sœur fut soumis à une rude épreuve, au point qu’elle en perdait le souffle. Et cette émotion lui venait de Roger. De Roger ! La plus pétulante de ses jeunes ouailles ! Le seul qui eût, dans le fond de sa poche, des terrifiants objets : des boules de poil à gratter qu’il écrasait dans le cou de ses camarades, et au printemps, des boîtes d’allumettes d’où, au beau milieu de la classe, s’envolait un hanneton, muni à son arrière-train d’une nacelle en papier, comme un dirigeable !

— Roger ! C’est mon purgatoire… affirmait la petite Sœur.

Et c’est Roger qui… Mais voici les faits.

Après la classe, ce matin-là, il s’approcha de la petite Sœur, agrippa sa robe et l’entraîna dans un coin de la salle.

— Dites, ma Sœur, je veux vous dire…

— Que veux-tu me dire, Roger ?

— Je veux vous suivre partout !

— Me suivre partout ?

La petite Sœur leva les yeux vers le plafond en riant de bon cœur. Elle pensait que la présence de Roger, aux heures de classe, était bien suffisante pour elle !

— Et pourquoi veux-tu me suivre partout ?

— … pour porter un habit comme vous.

— Ah !

— Oui… et puis dire la messe, comme M. le Curé.

— Tu voudrais dire la messe comme M. le Curé ! répéta la petite Sœur, déjà toute émue.

— Oh oui ! murmura l’enfant.

Le soir, la petite Sœur eut un long entretien avec saint Joseph. Elle conclut ainsi :

— Est-ce votre réponse, grand saint ?… Voilà ce que m’a dit Roger. Je sais bien : c’est un enfant ! Un enfant de sept ans ! Et puis, quel diable ! Mais si c’est la volonté de Dieu qu’il devienne prêtre ! Quand il m’a dit : « Oh oui ! », j’ai été toute bouleversée. Et en même temps, j’ai vu tant de lumière dans son regard ! Alors, n’est- ce pas ? Je vais prier pour cela.

Les années se sont écoulées. La vieillesse a atteint la petite Sœur sans nuire à son sourire. Elle a quitté depuis longtemps le village d’Auvergne où elle a enseigné l’alphabet.

Un jour de février 1934, elle reçut d’un séminaire de Belgique où il achevait ses études de théologie, une lettre de Roger, lui annonçant sa prochaine ordination sacerdotale. C’est par hasard que Roger avait appris que la petite Sœur était encore de ce monde. Il ne l’avait pas oubliée. Elle non plus, du reste. Ils se souvenaient l’un l’autre, du « oui » prononcé jadis dans la salle de classe et après vingt ans de silence, ils se retrouvaient…

Quelle fut la joie de la petite Sœur ? Il serait peut-être facile de la décrire. Mais il vaut mieux lui laisser la parole. Voici, mot à mot, les lignes qu’elle répondit :

« Mon cher enfant, C’est la dernière fois que je te tutoie. Je t’ai connu tout petit. Tu avais six ans à peine quand ta maman te conduisit dans ma classe. Je t’appris à lire et à dire tes premières prières. Dans quelques jours, tu seras prêtre. Quand tu liras sur le Missel les prières de la Messe, pense que c’est moi qui t’ai appris à lire ces lettres, à épeler ces mots, à lire ces phrases. Maintenant, je puis dire à Dieu, comme le vieillard Siméon : « Venez chercher votre servante, elle a vu votre gloire se lever dans l’un de ses enfants. Elle lui a appris à dire votre nom. Et cette dernière leçon n’a pas été oubliée. » Aujourd’hui, mon enfant, tu la récites mieux que moi, mais c’est tout de même grâce à moi que tu peux la dire. Il y a là peut-être de l’orgueil. Mais tu ne saurais croire combien, dans la solitude de ma vieillesse, l’annonce de ton ordination m’a fait doux au cœur. »

Et rompant tout à coup avec ce tutoiement qui ne lui semble plus de mise, la petite Sœur termine ainsi :

« Mon enfant, mon petit prêtre, bénissez-moi. »

Quelques mois après cette histoire, la petite Sœur partait pour le paradis avec ce sourire que nous aimions tant. Les têtes blondes et brunes des petits anges doivent l’entourer d’un cercle qui lui rappelle celui d’autrefois. Elle n’a pas de livre de lecture ouvert sur ses genoux. On n’apprend pas à lire aux anges. Mais comme ils sont, ainsi que les petits des hommes, friands de belles histoires, la petite Sœur Saint-Joseph (elle a maintenant son nom au complet !) leur en raconte une qui commence ainsi : « La moisson était abondante, les ouvriers étaient peu nombreux. Alors j’ai prié le maître du champ d’envoyer un ouvrier à sa moisson… et voici comment cela s’est passé… »

 

https://www.maintenantunehistoire.fr/le-reve-de-saint-joseph/

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