lundi 29 mars 2021

Le plus grand drame du monde

 

Auteur : Mainé, Marie-Colette | Ouvrage : Et maintenant une histoire II, Fêtes de l'année liturgique.

Temps de lecture : 12 minutes

Ce soir-là, les hommes s’étaient endormis, fatigués du jour passé, accablés par une vie sans lumière…

La nuit était calme, belle, recueillie… comme en attente.

Un drame se préparait ! Un drame ? Simple incident pour quelques-uns qui pourtant s’en iraient aux quatre coins du monde réveiller tous les hommes de la terre… un incident qui se répercuterait à travers les âges jusqu’à la fin des temps !

Ce soir-là, les étoiles s’étaient allumées comme d’habitude, et les hommes s’étaient endormis…

Pas tous, cependant !…

* * *

Jérusalem, 12 Nizan (mars-avril), 20 heures.

Une salle sombre, mal éclairée par la tremblotante lueur d’une lampe à huile… La flamme qui danse allume des points d’or aux vêtements des hommes qui discutent. Leurs yeux luisent, perçants…

Les voix se répondent, chuchotantes, lourdes de menaces…

« Oui, ce soir, je sais où « Il » sera… C’est le moment : venez « Le » prendre…

— Mais… nous ne « Le » connaissons pas ; il faudrait… un signe.

— Facile !… Je L’embrasserai. Alors ?… Combien me donnez-vous ? »

Le silence est pesant… Un son clair le rompt ; une main jette des pièces. L’argent tinte sur le marbre… Une fois… Deux fois… Trois fois… Trente fois…

Une autre main, avide, ramasse la somme.

« Merci.… tout à l’heure ! »

* * *

Dans l’oliveraie de la colline.

Le ruisseau coule de roc en roc avec un bruit de soie qui se déchire… Sur le pont, quelques hommes s’avancent, parlant doucement entre eux… Passé le Cédron, le groupe remonte la pente de la colline opposée ; bientôt, les promeneurs atteignent une oliveraie.

Les vieux arbres tordus entremêlent leurs branches. Dans l’ombre, on dirait des diables guettant leur proie.

« Restez ici, je vais un peu plus loin, avec Pierre, Jacques et Jean… »

Le groupe, diminué, s’enfonce sous les troncs noueux la lune est levée, et sur le ciel clair se découpe l’énorme silhouette du temple. Comme elle semble menaçante !

« Je suis triste à en mourir… »

La voix est triste, en effet, presque tremblante ; elle supplie :

« Veillez et priez avec Moi… »

Le Maître s’éloigne… pas loin, et s’abat face contre terre.

Les minutes coulent, lentes… lourdes… lourdes comme le monde.

Par deux fois, le Maître revient vers les autres : déception ! Ils dorment… Et c’est tout seul qu’Il doit lutter contre la peur, contre l’angoisse, contre le poids des péchés de tous les hommes ; Il agonise des heures… seul !

« Père, que votre volonté soit faite et non la mienne ! »

La nuit s’avance ; un bruit confus monte de la vallée. Au détour du sentier, un instant des torches brillent Le Maître a réveillé les disciples. Il a prié : Il est prêt, et avance librement !

Sous les branches, une ombre se faufile.

« Salut, Maître ! »

Un baiser maladroit se pose sur la joue de Jésus.

Alors, de derrière chaque tronc, jaillit un soldat.

Jérusalem, à la mi-nuit.

La ville endormie est très blanche sous la lune ; par-là, des porches font d’effrayants trous d’ombre… On dirait une ville fantôme !…

Un tumulte confus monte d’une ruelle encaissée quelques têtes mal réveillées apparaissent aux fenêtres.

« Que se passe-t-il ? »

Un détachement paraît… Vaguement, à la lueur des torches, on aperçoit une haute silhouette durement ligotée…

« C’est Jésus de Nazareth !… On L’a arrêté !…

— Pas possible !… Il n’a rien fait de mal !…

— On dit que c’est un agitateur… Un homme dangereux… Un faux prophète…

— Que vont-ils faire de Lui ? 

— Ah ! ça… on ne sait pas…

* * *

13 Nizan, aux premières heures de l’aube.

Hiératique sous sa tiare, Caïphe, le Grand Prêtre, siège au Sanhédrin ; à droite et à gauche sont assis quelques membres du Grand Conseil, réunis en hâte (les plus sûrs !). Avec des yeux mauvais, ils contemplent l’Accusé…

Au centre de la salle en demi-cercle, Celui-ci se tient droit, calme… Malgré ses vêtements en désordre et ses mains liées, Il semble dominer la situation…

Caïphe le sent, cela l’agace… De plus, l’audience ne marche pas selon ses désirs. Bien sûr, le jugement est rendu d’avance ; encore faut-il trouver une astuce pour le rendre valable… Depuis un bon moment, les témoins se succèdent, vrais ou faux, cela importe guère ; le plus ennuyeux, c’est qu’ils se contredisent à chaque mot…

Caïphe s’impatiente : c’est inepte !… La scène menace de tourner au ridicule, tellement on la sent fausse… voulue… préparée… Les Sanhédrites eux-mêmes semblent gênés ; déjà, l’un d’eux, plus maladroit, a fait remarquer que cette réunion est illégale, la loi interdisant les jugements rendus la nuit.

Caïphe descend de son siège et s’approche de Jésus.

« Eh bien ! Tu as entendu ce qu’ils viennent de dire contre Toi ? Allons, réponds… »

Jésus se tait.

Le Grand Prêtre s’irrite de plus en plus… jamais il n’a vu un tel accusé ; ce jeune homme dont les yeux semblent voir très loin le met hors de lui… Ma parole ! on dirait qu’il y a une nuance de pitié dans ce regard !… Caïphe se sent grotesque ; décidé, il remonte sur son siège : il va jouer le grand jeu ! Grandiloquent, il clame d’une voix forte

« Je T’adjure, au nom du Dieu Vivant, de nous dire si Tu es le Christ ! »

L’instant est solennel… Interrogé au nom du Dieu Vivant l’Accusé ne peut se dérober ; du reste, Il ne le veut pas.

« Tu l’as dit : Je le suis ! »

Caïphe bondit. Ça y est ! Il tient son prétexte.

« Vous avez entendu ? Qu’avons-nous besoin de témoins ?… Il a blasphémé… »

Les autres se lèvent, crient, déchirent leurs vêtements, se voilent le visage…

« Vous avez entendu ?… Que vous en semble ? Il mérite la mort !… »

* * *

3 Nizan, Forteresse Antonia, au petit jour.

« J’y vais… »

La réponse a claqué, sèche…

Il n’est pas content, le procurateur impérial ! Que lui veulent encore ces juifs turbulents ?… Décidément, il ne sera jamais tranquille !…

Une importante foule se presse sur le terre-plein. Bien sûr, aucun juif ne veut se souiller en mettant le pied dans la maison d’un païen : il faut que lui, Pilate, se rende sur la terrasse. Ah ! ce n’est pas toujours drôle d’occuper Israël !…

Les Sanhédrites s’expliquent… Pilate discerne mal leurs accusations, une affaire de religion sans doute… ces juifs sont tellement pointilleux !

« Prenez-Le donc, et jugez-Le selon votre loi !

— Tu sais bien que nous n’avons pas le droit de condamner à mort… »

Acerbe, la riposte jaillit. Caïphe souffre assez de la dépendance de son pays, mais il veut obtenir la condamnation. Cet homme met le désordre dans la nation… Il se fait passer pour le libérateur…

Aïe !… Ceci est plus grave et mérite examen. Rentré dans le prétoire, Pilate se fait amener l’Accusé. Tout à l’heure, il L’a à peine regardé ; maintenant, ils sont face à face.

Observateur, le procurateur note : les habits déchirés, les meurtrissures du visage… Peste ! ils l’ont bien arrangé leur libérateur ; lui, Pilate, le trouverait plutôt sympathique ce jeune homme ; Il est calme, digne, modeste de tenue, pas bien riche sans doute ; Il a des mains d’ouvrier. Et des yeux… mais qu’est-ce qu’ils veulent dire, ces yeux ? Sous leur rayonnement, Pilate se sent mal à l’aise… Brusque, il attaque :

« Ainsi, tu es roi ?

— Dis-tu cela de toi-même, ou d’autres te l’ont-ils dit de Moi ?

— Je ne suis pas juif, moi !… On T’accuse… Qu’as-Tu fait ?

— Mon royaume n’est pas de ce monde… Je suis venu sur terre pour rendre témoignage à la Vérité… »

Pilate s’attendait à tout… sauf à cette réponse. Dehors, la foule gronde ; le procurateur sort, faisant signe au prisonnier de le suivre. Dès qu’ils paraissent, c’est une explosion de cris : les meneurs ont bien travaillé. Le procurateur se tourne vers Jésus, mais Celui-ci ne tente même pas de se défendre ; jamais on n’a vu pareille chose ! Jamais non plus un homme n’a été couvert de tant de haine.

Le temps passe. Pilate cherche à sauver cet accusé pas comme les autres, mais toutes les tentatives du procurateur échouent : Hérode, à qui il avait envoyé Jésus, Le lui renvoie, vêtu de la robe des fous…

Une confrontation avec Barabbas, un triste individu dont on ne compte plus les mauvais coups, a tourné au tragique : la foule, complètement folle, il n’y a pas d’autre mot, a choisi le criminel.…

Une explication en particulier avec les Sanhédrites n’a amené qu’une menace directe de Caïphe.

« Cet homme est un ennemi de l’État ; si tu Le libères, c’est que tu n’es pas l’ami de César ! »

Hé ! c’est qu’il est bien capable de faire un rapport à Rome, le vieux renard !… Il faut prendre garde : la place est bonne… L’atmosphère s’échauffe… L’incident tourne en émeute.

Un cri perce, s’élève, s’enfle, domine tout :

« Crucifiez-Le ! »

* * *

13 Nizan, 11 heures, même lieu.

On vient de flageller l’Accusé. Il est là, titubant, saignant, déchiré… Pas une parole de pitié ne vient de ces hommes au cœur dur…

Pilate s’est assis. Les cris s’apaisent… Une minute le silence plane, terrible, plein de haine, plein d’angoisse…

La sentence légale tombe, nette comme un coup de glaive

« Tu iras en croix ! »

Une horrible clameur de joie monte… Du geste, Pilate la domine.

« Je suis innocent de la mort de cet homme, vous en répondrez. »

Un instant de stupeur… La menace est grave ; mais vite, un cri jaillit, repris en chœur par la foule :

« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! »

* * *

13 Nizan, dans les rues de Jérusalem.

Comme à chaque veille de Sabbat, la ville est animée, les passants crient, se bousculent :

« Place ! »

Un centurion à cheval écarte les badauds.

« Des condamnés à mort ! »

Entre deux files de soldats, trois hommes avancent péniblement ; ils ont au cou la pancarte portant le motif de leur condamnation ; et sur leurs épaules, on a lié la lourde poutre qui servira à les crucifier ; sous le poids, ils vacillent, épuisés déjà par le supplice de la flagellation ; ils ont peine à avancer. Oh ! ces rues de Jérusalem, avec leurs cailloux, leurs marches inégales, leurs détritus glissants… A chaque instant, les prisonniers butent. Gare s’ils tombent ! c’est la pique des soldats qui les relève… Et la foule de rire, de se moquer, d’insulter… Prestes, les gamins se faufilent, des pierres en main…

« A moi le premier !

— Vise bien !… Qu’est-ce qu’Il a sur la tête ? Un fagot ?

— Penses-tu, C’est une couronne ! Tu n’as pas vu sa pancarte : « roi des juifs ! »

— Saluez ; voilà le roi qui passe ! »

* * *

13 Nizan, midi, sommet du Calvaire.

Le soleil de midi tombe implacable ; les condamnés sont arrivés au lieu du supplice. Le centurion ordonne :

« Commencez… Celui-ci, d’abord. »

Deux bourreaux s’emparent de Jésus, arrachent sa tunique collée aux plaies, L’étendant à même le sol, les épaules sur la poutre… On tire sur les bras…

« Donne le marteau, j’ai les clous… »

C’est vite fait ! Le bourreau connaît son métier. Un aide maintient le bras bien à plat sur le bois ; l’exécuteur pique le clou dans le pli du poignet. Trois coups de marteau ça y est ! Simple, mais… horrible à subir…

Les deux mains fixées, les gardes soulèvent la poutre, tirent sur les mains clouées, on accule le Supplicié contre le poteau vertical de la croix, puis, d’un grand geste, les hommes soulèvent la poutre… la fixent.

On plie les jambes, les pieds l’un sur l’autre ; un troisième clou… Fini !

* * *

3 Nizan, 3 heures même lieu. 

Sur le bois, le Condamné agonise ; tout son corps écartelé se crispe de souffrance… Il étouffe… Cela dure depuis trois heures !… Lentement, Il prend appui sur la plaie de ses pieds, se dresse, millimètre par millimètre ; Il allège l’atroce tension des bras, Il reprend haleine… C’est affreux à voir !

« J’ai soif ! »

Sept fois, Il parle ainsi.

Un à un, les Sanhédrites ont quitté la place, gênés, honteux. Cette exécution est par trop étrange, on dirait que tout s’en mêle ; l’atmosphère est étouffante, le ciel bas : on n’y voit plus ; seuls quelques rayons livides éclairent la scène…

Sur le Calvaire, près des gardes, il n’y a maintenant qu’un tout jeune homme, et un groupe de femmes : des amis… la mère !

Les cris de haine se sont tus ; on n’entend que le souffle haletant des suppliciés et le léger cliquetis que font les soldats en jouant aux dés. Eux aussi sont inquiets, ils parlent bas.

« Regarde, le ciel est de plus en plus noir…

— Je n’ai jamais vu cela.

— « Il » n’en a plus pour longtemps. »

Un grand cri traverse l’angoisse qui plane.

« Tout est consommé ! »

Quelques secondes, terriblement longues.

« Père, Je remets mon âme entre vos mains. »

Un soupir, le dernier : la tête tombe, le corps se fige, le plus grand drame du monde est achevé.

Les hommes sont rachetés !

https://www.maintenantunehistoire.fr/le-plus-grand-drame-du-monde/

 

Aucun commentaire: