Auteur : Filloux, H. | Ouvrage : Au cœur de la
Provence.
Un étrange équipage
Dans le golfe paisible de Saint-Tropez vint aborder
un jour le plus étrange équipage qu’on ait jamais vu. Les vagues durent être
bien étonnées de porter si curieuse barque : ni vergues, ni mâts.
A la proue, un pauvre coq tout apeuré, crête pâle, plumes hérissées.
A la poupe, un chien de berger qui jette de tous côtés des regards
inquiets. De gouvernail, de pilote, point. Mais une main invisible semble
conduire la barque car elle ne se détourne point de sa route et va droit au
port. Des ailes d’anges la poussent doucement sur l’eau tranquille où se mirent
les étoiles. Derrière elle, miroite un long sillage d’argent. Silencieusement
glisse la barque mystérieuse… Les trois ou quatre pêcheurs qui surveillent,
là-bas, leurs filets, les yeux fixés sur le carreau de liège, n’ont point
détourné la tête.
Tout dort au village. Soudain, une femme pousse sa
porte, frappe chez sa voisine.
— Eh ! voisine, réveillez-vous !
Bientôt la rue est en alerte et le quartier et le
port. On entoure la commère qui, d’un air encore effaré, avec de grands geste,
conte son songe.
— J’ai vu une barque, bonne Mère, sans voile ni
gouvernail, avec un coq et un chien comme équipage. Elle se dirigeait vers le
port. Elle porte le corps d’un saint martyr !
Quelques jeunes pêcheurs ont souri et haussé les
épaules.
— Un coup de soleil, la vieille, t’a tourné la
cervelle !
Cependant, tout ce peuple, curieux et avide
d’aventures a gagné le port. Là-haut, les étoiles pâlissent ; une
grande clarté blanche se lève sur la mer. Les vagues viennent battre la grève
à petits coups réguliers. De barque, point… Là-bas, deux bateaux de pêche
qui rentrent à force de rames.
— Cocorico !
Eh ! péchère ! La femme ne s’est pas
trompée. Guidés par le chant sonore, hommes et femmes vont par les galets,
fouillant des yeux la moindre crique.
— La voilà !
Sans voile ni gouvernail, un coq à la
proue ; à la poupe, un chien. C’est bien la barque du songe. Une
grande crainte religieuse saisit ces âmes simples ; des pêcheurs se hâtent
vers la barque, regardent, anxieux. Au fond, repose un corps, le corps d’un
homme jeune, décapité, couvert de plaies, les bras liés.
Les femmes se signent. Une profonde émotion étreint
ces braves gens. Il y a là quelque merveilleuse histoire : c’est un
signe divin. Aux pêcheurs de Saint-Tropez, le Seigneur confie le corps de
son martyr, de son témoin. Qui est-il ? D’où vient-il ?
Qu’importe ? C’est le Ciel qui l’envoie. Avec de grands soins, on
a pris le corps, on le lave, on l’ensevelit pieusement.
Cela se passait au Ier siècle, alors que de l’autre
côté de la mer, à Rome, le terrible empereur Néron se faisait un
jeu cruel de torturer et de mettre à mort ceux qu’on appelait les
chrétiens, les disciples de Jésus, le Christ.
Un magnifique jeune homme, ce Tropez, soldat de
grande bravoure, officier du palais de l’empereur de Rome, le cruel Néron.
Grand par son courage, Tropez est plus grand encore par sa foi ;
converti par le grand apôtre Paul, il se prépare avec ferveur à recevoir
le baptême.
L’empereur a parfois d’étranges fantaisies.
N’a-t-il pas imaginé de faire tomber la pluie dans le temple de Diane, grâce
à un système compliqué d’arrosage.
— La Déesse fait des miracles, annonce-t-il au peuple,
triomphant.
Une telle insulte au Dieu tout-puissant fait bondir
le bouillant Tropez.
— Que dis-tu, ô César, ose-t-il répliquer, il
n’y a qu’un seul Dieu, qui a fait le ciel et la terre.
NÉRON. — Qui te fait parler ainsi ?
TROPEZ. — L’Esprit de Dieu.
NÉRON. — Pourquoi renonces-tu à nos
dieux ?
TROPEZ. — Parce qu’ils sont de terre et
de bois.
L’empereur sent la rage lui monter au cœur. Comme
volontiers il briserait de ses propres mains cet entêté, mais c’est son
meilleur officier, le plus brave, le plus fidèle ! Il reviendra de
sa folie.
— Demain, tu auras à choisir. Réfléchis.
Tropez n’a pas à réfléchir. Il va vite
recevoir le baptême des mains d’un saint ermite et passe la nuit en prières.
… L’amphithéâtre est rempli d’une foule
curieuse. Tropez est amené dans l’arène. Qu’il est beau dans sa jeune
vaillance ! Quel fier regard ! La porte des fauves est ouverte :
un lion s’élance, farouche, affamé. Tropez fait un grand signe de
croix. Le lion tombe, raide mort. La foule trépigne…
Voici un léopard qui s’avance de sa démarche souple,
les yeux flamboyants. A la vue du fier chrétien, il s’arrête, lèche les
pieds nus du jeune homme. La foule hurle…
Ce n’est point Néron qui préside au supplice
de Tropez. Il a dû quitter la ville. Mais son préfet n’est pas moins
cruel. Il fait attacher le chrétien à une colonne. Déjà le fouet se lève,
les lanières sifflent. La colonne se renverse sur le bourreau. La foule crie au
prodige. Alors, pour en finir, le préfet ordonne de décapiter Tropez. Son
corps, comme suprême injure, sera traité comme celui des criminels qui osent
porter la main sur leurs propres parents. On le jette, lié, dans une barque
avec un coq et un chien qui le dévoreront. La foule accompagne l’étrange barque
jusqu’au fleuve l’Arno qui va l’entraîner vers la mer…
Cette scène se passait, en effet, à Pise,
en Italie, où, aujourd’hui encore, on vénère la tête du martyr.
Le petit port de Saint-Tropez a fait aussi de
grands honneurs au corps saint. Le village et le golfe ont pris son nom.
Rentrons dans la vieille église où l’on garde pieusement le buste de saint
Tropez, au-dessus de la barque où se dressent le coq et le chien.
Il a fière allure, le grand soldat, un peu
enluminé sans doute, mais lorsqu’on le porte en procession, sous le bleu du
ciel, dans l’ardent soleil, ces couleurs sont si joyeuses ! C’est la
« bravade », la grande fête de Saint-Tropez, où, comme hommage au
brave soldat, les bravadeurs savent faire parler la poudre par le canon de
leurs vieux tromblons.
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