dimanche 23 mai 2021

La belle histoire de saint Tropez

 


Auteur : Filloux, H. | Ouvrage : Au cœur de la Provence.

Un étrange équipage

Dans le golfe paisible de Saint-Tropez vint aborder un jour le plus étrange équipage qu’on ait jamais vu. Les vagues durent être bien étonnées de porter si curieuse barque : ni vergues, ni mâts. A la proue, un pauvre coq tout apeuré, crête pâle, plumes hérissées. A la poupe, un chien de berger qui jette de tous côtés des regards inquiets. De gouvernail, de pilote, point. Mais une main invisible semble conduire la barque car elle ne se détourne point de sa route et va droit au port. Des ailes d’anges la poussent doucement sur l’eau tranquille où se mirent les étoiles. Derrière elle, miroite un long sillage d’argent. Silencieusement glisse la barque mystérieuse… Les trois ou quatre pêcheurs qui surveillent, là-bas, leurs filets, les yeux fixés sur le carreau de liège, n’ont point détourné la tête.

Tout dort au village. Soudain, une femme pousse sa porte, frappe chez sa voisine.

— Eh ! voisine, réveillez-vous !

Bientôt la rue est en alerte et le quartier et le port. On entoure la commère qui, d’un air encore effaré, avec de grands geste, conte son songe.

— J’ai vu une barque, bonne Mère, sans voile ni gouvernail, avec un coq et un chien comme équipage. Elle se dirigeait vers le port. Elle porte le corps d’un saint martyr !

Quelques jeunes pêcheurs ont souri et haussé les épaules.

— Un coup de soleil, la vieille, t’a tourné la cervelle !

Cependant, tout ce peuple, curieux et avide d’aventures a gagné le port. Là-haut, les étoiles pâlissent ; une grande clarté blanche se lève sur la mer. Les vagues viennent battre la grève à petits coups réguliers. De barque, point… Là-bas, deux bateaux de pêche qui rentrent à force de rames.

— Cocorico !

Eh ! péchère ! La femme ne s’est pas trompée. Guidés par le chant sonore, hommes et femmes vont par les galets, fouillant des yeux la moindre crique.

— La voilà !

Sans voile ni gouvernail, un coq à la proue ; à la poupe, un chien. C’est bien la barque du songe. Une grande crainte religieuse saisit ces âmes simples ; des pêcheurs se hâtent vers la barque, regardent, anxieux. Au fond, repose un corps, le corps d’un homme jeune, décapité, couvert de plaies, les bras liés.

Les femmes se signent. Une profonde émotion étreint ces braves gens. Il y a là quelque merveilleuse histoire : c’est un signe divin. Aux pêcheurs de Saint-Tropez, le Seigneur confie le corps de son martyr, de son témoin. Qui est-il ? D’où vient-il ? Qu’importe ? C’est le Ciel qui l’envoie. Avec de grands soins, on a pris le corps, on le lave, on l’ensevelit pieusement.

Cela se passait au Ier siècle, alors que de l’autre côté de la mer, à Rome, le terrible empereur Néron se faisait un jeu cruel de torturer et de mettre à mort ceux qu’on appelait les chrétiens, les disciples de Jésus, le Christ.

Un magnifique jeune homme, ce Tropez, soldat de grande bravoure, officier du palais de l’empereur de Rome, le cruel Néron. Grand par son courage, Tropez est plus grand encore par sa foi ; converti par le grand apôtre Paul, il se prépare avec ferveur à recevoir le baptême.

L’empereur a parfois d’étranges fantaisies. N’a-t-il pas imaginé de faire tomber la pluie dans le temple de Diane, grâce à un système compliqué d’arrosage.

— La Déesse fait des miracles, annonce-t-il au peuple, triomphant.

Une telle insulte au Dieu tout-puissant fait bondir le bouillant Tropez.

— Que dis-tu, ô César, ose-t-il répliquer, il n’y a qu’un seul Dieu, qui a fait le ciel et la terre.

NÉRON. — Qui te fait parler ainsi ?

TROPEZ. — L’Esprit de Dieu.

NÉRON. — Pourquoi renonces-tu à nos dieux ?

TROPEZ. — Parce qu’ils sont de terre et de bois.

L’empereur sent la rage lui monter au cœur. Comme volontiers il briserait de ses propres mains cet entêté, mais c’est son meilleur officier, le plus brave, le plus fidèle ! Il reviendra de sa folie.

— Demain, tu auras à choisir. Réfléchis.

Tropez n’a pas à réfléchir. Il va vite recevoir le baptême des mains d’un saint ermite et passe la nuit en prières.

… L’amphithéâtre est rempli d’une foule curieuse. Tropez est amené dans l’arène. Qu’il est beau dans sa jeune vaillance ! Quel fier regard ! La porte des fauves est ouverte : un lion s’élance, farouche, affamé. Tropez fait un grand signe de croix. Le lion tombe, raide mort. La foule trépigne…

Voici un léopard qui s’avance de sa démarche souple, les yeux flamboyants. A la vue du fier chrétien, il s’arrête, lèche les pieds nus du jeune homme. La foule hurle…

Ce n’est point Néron qui préside au supplice de Tropez. Il a dû quitter la ville. Mais son préfet n’est pas moins cruel. Il fait attacher le chrétien à une colonne. Déjà le fouet se lève, les lanières sifflent. La colonne se renverse sur le bourreau. La foule crie au prodige. Alors, pour en finir, le préfet ordonne de décapiter Tropez. Son corps, comme suprême injure, sera traité comme celui des criminels qui osent porter la main sur leurs propres parents. On le jette, lié, dans une barque avec un coq et un chien qui le dévoreront. La foule accompagne l’étrange barque jusqu’au fleuve l’Arno qui va l’entraîner vers la mer…

Cette scène se passait, en effet, à Pise, en Italie, où, aujourd’hui encore, on vénère la tête du martyr.

Le petit port de Saint-Tropez a fait aussi de grands honneurs au corps saint. Le village et le golfe ont pris son nom. Rentrons dans la vieille église où l’on garde pieusement le buste de saint Tropez, au-dessus de la barque où se dressent le coq et le chien.

Il a fière allure, le grand soldat, un peu enluminé sans doute, mais lorsqu’on le porte en procession, sous le bleu du ciel, dans l’ardent soleil, ces couleurs sont si joyeuses ! C’est la « bravade », la grande fête de Saint-Tropez, où, comme hommage au brave soldat, les bravadeurs savent faire parler la poudre par le canon de leurs vieux tromblons.

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