« Le premier qui ayant
enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez
simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de
crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point
épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé,
eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes
perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à
personne ! »
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Jadis, à Hybripolis, un mal mystérieux se répandait. Il rongeait les habitants de la cité. Eux qui avaient pour habitude de capitaliser, étaient soudain pris du désir de donner. Leur « modèle » avait changé : ils étaient passés de Bill Gates à François d’Assise. Et tandis que les GAFAN maigrissaient, les jardins partagés augmentaient : les hommes se parlaient pour de vrai, s’embrassaient, s’aimaient. Plus de tablettes, ni d’écrans interposés. Les plasmas fondaient, et la nature se régénérait. Oui, la machine se grippait ; mais l’homme s’humanisait. Sous l’effet de ce mal, il reprenait chair,
découvrait la splendeur du précaire.
Wall Street, la BNP et le Crédit Lyonnais étaient affolés. Ils ne parvenaient pas à trouver l’antidote, et les caisses se vidaient. Ils eurent recours aux experts. Le corps médical constata que le virus provoquait une atrophie du lobe frontal inférieur droit, en même temps qu’une augmentation du ventricule gauche. Sur le scanner, on voyait les oreillettes palpiter. On était vraiment à deux doigts du krach boursier. Les Hybrisois qui, jadis, vivaient au rythme de la monnaie, du profit, et d’une économie mondialisée, distribuaient maintenant sans compter. Plus personne ne voulait épargner. Les malades ne demandaient ni argent ni produits chimiques, mais de la douceur, de l’amour et de la nourriture authentiques.
Les dirigeants et politiques, et les brillants hybriologues, n’étaient pas épargnés. Le mal gagna tant et si bien que le monde finit par tourner rond. En perdant ses pourcentages, le patron de Carrefour eut cette nuit-là des sueurs froides. Quand on le vit au Resto du cœur, on sut qu’il était contaminé. On ne marchait plus sur la tête.
Les hommes avaient retrouvé leurs pieds, et le sens de la terre. Ils devenaient cultivateurs, repeuplaient les campagnes, prenaient soin des arbres et des bêtes.
Le Ministère des Finances se mit alors sur le pied de guerre. Il déploya les forces armées, une police secrète prête à contrôler les moindres faits et gestes. On isolait les plus généreux. Mais le mal était contagieux si bien que les égoïstes les plus chevronnés eux aussi cédaient. Ils ne voulaient plus rien s’approprier. Exit la propriété. Rousseau ressuscitait. Smith devenait désuet. Des Discours aux Rêveries, le virus faisait naître une irrésistible envie de virées, de promeneurs sans baladeurs. Les Hybrisois se mettaient au vert. Finis les cartes de crédit, les comptes en rouge, et l’Oiseau bleu Twitter.
L’esclavage était aboli.
Si les ordinateurs s’éteignaient, les hommes se remettaient à marcher. Le mal avait détruit les phobies, les murs, les politiques de sécurité. Au fur et à mesure qu’il progressait, portes et fenêtres s’ouvraient ; les tables s’agrandissaient. Les hommes ne pensaient qu’à échanger leurs énergies, leurs idées. Et leur cœur s’ouvrit si grand que la ville fut rebaptisé Charipolis. Plus rien ne se vendait, ne s’achetait. L’amour surabondait.
Aussi ce mal fut-il un bien : les habitants avaient compris qu’en donnant ce qu’on ne possédait pas, on recevait au centuple, et l’on vivait en harmonie.
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