samedi 22 juin 2019

Messages secrets


Est-ce vrai ou non, mais on raconte qu’il y avait à Bassora1 un roi très sage et très subtil. Il savait tout et comprenait tout et aucun mystère ne lui était caché. Puissiez-vous devenir tout aussi savants, ô vous qui m’écoutez ! Un jour, arriva à Bassora l’envoyé d’un pays voisin. Il se présenta au palais et déposa aux pieds du roi un coffre de bois précieux. « Roi, dit-il, le grand prince, mon maître, t’envoie ce message. À la fin de cette lune, je reviendrai chercher ta réponse. » Et sans ajouter un mot, l’envoyé se retira. Le roi ouvrit le coffre et vit à l’intérieur une souris, une grenouille, un oiseau et trois flèches. Le grand vizir2 s’alarma — que voulait dire ceci ?… Vous ne le savez pas, ô vous qui m’écoutez ; ni moi non plus ! Mais le roi souriait : « Chasse la crainte de ton cœur, dit-il au grand vizir. Ceci est un message de paix. La souris, la grenouille et l’oiseau signifient que nos voisins me reconnaissent pour maître de tout ce qui vit sur terre, dans l’eau et dans les airs. Et ces flèches disent que, librement et de leur plein gré, ils nous livrent leurs armes. » Le vizir s’émerveilla de la sagesse du roi et fit proclamer dans la ville l’histoire du message silencieux. Et le peuple s’écria : « Notre sort est enviable ! Notre roi est le plus sage de l’univers ! » Mais, le soir, le vizir vint chez le roi et son front était soucieux : « Des bruits étranges ont frappé mon oreille, seigneur! dit-il. Un homme aurait dit au marché : “Le roi se trompe. Le sens du message n’est pas celui qu’il croit. Et s’il s’obstine dans son erreur, de grands malheurs sont à craindre…” Dois-je châtier l’insolent, seigneur ? — Quel est celui qui ose parler ainsi ? s’écria le roi, irrité. — C’est un misérable tisserand de la campagne, seigneur. Sa maison est à deux heures de marche de Bassora. » Le roi fronça les sourcils et réfléchit. Puis il dit : « Va chercher cet homme et amène-le ici. Malheur à lui s’il n’a parlé que par sottise et vanité ! Mais il y a peut-être un grain de vérité dans ses paroles et je dois l’entendre. Va, et fais vite. » C’était agir selon la sagesse, ô vous qui m’écoutez ! Car un sage sait qu’il peut se tromper et seul un sot se croit infaillible. Le jour se levait lorsque le grand vizir arriva à la maisonnette du tisserand. Celui-ci était déjà au travail. Il écouta le vizir sans montrer ni surprise ni crainte et le suivit sans protester. Alors qu’ils marchaient sur la route, le tisserand dit : « Tu viens de faire une longue marche et notre chemin est encore long. Porte-moi et puis je te porterai — cela diminue la fatigue. — As-tu perdu la raison ? s’étonna le vizir. Je suis déjà très las et tu veux encore que je te porte ?… Non, certes ! » Le tisserand ne répondit rien et ils poursuivirent leur route en silence. En passant devant un champ de blé, le tisserand s’arrêta : « Que ce blé est beau ! dit-il. Sais-tu s’il est déjà mangé ou non ? — Que dis-tu là ? s’exclama le vizir. Tu vois bien que ce blé n’est même pas moissonné ! Comment pourrait-il être mangé déjà ? » Et le tisserand ne répondit rien et ils marchèrent en silence. En arrivant au palais, le vizir courut chez le roi. « Seigneur, dit-il, j’ai obéi à tes ordres et j’ai ramené le tisserand. Mais je dois te prévenir que cet homme est fou ! Tout le long du chemin, il n’a cessé de me dire des paroles déraisonnables… — Qu’a-t-il donc dit ? demanda le roi. — Seigneur, il a lu la fatigue sur mon visage et il m’a dit : “Porte-moi, puis je te porterai…” N’est-ce point parler en dément ? » Le roi hocha la tête en souriant : « Mais non ! il voulait dire simplement : “Raconte-moi quelque chose, ensuite moi, je te raconterai une histoire. En bavardant, tu oublieras ta fatigue…” Et qu’a-t-il dit encore ? — Et il a dit encore… Mais c’est folie pure !… En voyant un champ de blé à peine mûr, il m’a demandé si ce blé était déjà mangé ou non ! — Et pourquoi pas ? dit le roi. Il te demandait simplement si ce champ n’avait pas été mis en gage chez un usurier. S’il en est ainsi, l’argent que le blé doit rapporter est déjà mangé depuis de longs mois… Non, cet homme n’est pas fou !… » Et le roi fit venir le tisserand et il lui parla avec sévérité : « Tu oses prétendre que ton roi se trompe ? Tu racontes que le sens du message silencieux n’est pas celui que j’ai dit ? — Oui, seigneur, j’ai parlé ainsi, répondit le tisserand. — Et quelle est d’après toi la signification de ce message ? — C’est un message de guerre, seigneur. Voici ce qu’il signifie : “Si vous ne devenez pas souris pour vous cacher sous la terre ; si vous ne devenez pas grenouille pour plonger dans l’eau ; si vous ne devenez pas oiseau pour fuir dans le ciel, vous n’échapperez pas à nos flèches que voici.” » Et le roi baissa la tête et réfléchit longtemps. Enfin, il parla : « Ton explication est subtile et sage, tisserand. Mais de nous deux, lequel a vu plus juste ?… À la fin de cette lune, le messager viendra chercher ma réponse. Que lui dirai-je ? Si je réponds à l’insulte, alors qu’en réalité il s’agit d’un message d’amitié, j’offenserai gravement nos voisins. Et si tu as raison, si c’est un message de guerre et que j’y réponds par des paroles amicales, nos voisins croiront que nous avons peur d’eux… Voici ce que nous allons faire : lorsque le messager se présentera, tu seras à mes côtés. Et, selon ce qu’il fera, c’est toi qui répondras ou bien c’est moi qui répondrai… » Et c’était agir selon la prudence, ô vous qui m’écoutez ! Car deux têtes contiennent plus de sagesse qu’une seule. Lorsque la lune eut achevé sa course, le messager vint au palais. Sans dire un mot, il traça à la craie un cercle devant le trône du roi. Le roi hocha la tête et dit : « Il n’appartient pas au roi de répondre à ceci. C’est mon peuple qui doit répondre lui-même, selon, son cœur. » Le tisserand s’avança alors et jeta dans le cercle un jeu d’osselets. Le messager fronça les sourcils, puis il tira de sa robe un petit sac de blé et en répandit le contenu sur le sol. Le tisserand sourit et fit un signe à un serviteur. Celui-ci apporta un coq. Le tisserand lâcha le coq qui se mit aussitôt à picorer le blé. Au bout d’un instant, il ne restait plus un seul grain sur les dalles. Alors le messager devenu très sombre, s’inclina devant le roi et devant le tisserand. Et il se retira en se voilant la face. Le grand vizir s’écria : « Que veut dire ceci, seigneur ? Pourquoi le messager est-il si triste ? » N’êtes-vous pas surpris comme lui, ô vous qui m’écoutez ? Et moi de même !… Mais le roi hocha encore la tête et dit : « En vérité, le tisserand avait raison et les intentions de nos voisins n’étaient pas amicales ! En traçant ce cercle, le messager voulait dire : “Ainsi serez-vous encerclés par nos armées !” Le tisserand a jeté les osselets, ce qui signifiait : “Vous n’êtes que des enfants à côté de nous. Amusez-vous, plutôt que de nous chercher querelle ! Alors le messager a répandu le blé, pour dire : “Nos guerriers sont plus nombreux que les grains de blé dans un champ !” Mais le tisserand a lâché le coq qui a mangé le blé. Et ceci signifiait : “Si vous nous attaquez, aucun de vos guerriers ne reviendra vivant !” Et le messager est parti humilié et effrayé, car il a compris que c’est tout un peuple qui lui répondait. Et la colère d’un peuple est bien plus redoutable que la colère de tous les rois du monde… » Et le roi tendit les mains vers le tisserand et lui dit : « Accepte mon amitié, homme trois fois sage ! Et dis-moi comment t’est venue cette grande sagesse ? — Seigneur, répondit le tisserand, tout le jour je suis des yeux le fil qui court dans la trame et qui trace des dessins compliqués. Le fil des desseins de l’homme n’est pas plus difficile à suivre. Ma sagesse, ce n’est que l’habitude de voir les choses telles qu’elles sont en réalité et non telles qu’on voudrait qu’elles soient… » Et l’on dit — est-ce vrai ou non ? — que souvent le roi se rendit chez le tisserand. Il regardait courir le fil dans la trame et il écoutait les conseils d’un homme sage. Et leur amitié dura tant que dura leur vie. Puissiez-vous me garder votre amitié aussi longtemps, ô vous qui m’écoutez !…
Luda SCHNITZER, « Messages secrets », Jouer avec les mots, coll. Livre de Poche Jeunesse, Paris, Librairie Générale Française, 1984, p. 108-114.

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