Est-ce vrai ou non, mais on raconte qu’il y avait à
Bassora1 un roi très sage et très subtil. Il savait tout et comprenait tout et
aucun mystère ne lui était caché. Puissiez-vous devenir tout aussi savants, ô
vous qui m’écoutez ! Un jour, arriva à Bassora l’envoyé d’un pays voisin. Il se
présenta au palais et déposa aux pieds du roi un coffre de bois précieux. «
Roi, dit-il, le grand prince, mon maître, t’envoie ce message. À la fin de
cette lune, je reviendrai chercher ta réponse. » Et sans ajouter un mot,
l’envoyé se retira. Le roi ouvrit le coffre et vit à l’intérieur une souris,
une grenouille, un oiseau et trois flèches. Le grand vizir2 s’alarma — que
voulait dire ceci ?… Vous ne le savez pas, ô vous qui m’écoutez ; ni moi non plus
! Mais le roi souriait : « Chasse la crainte de ton cœur, dit-il au grand
vizir. Ceci est un message de paix. La souris, la grenouille et l’oiseau
signifient que nos voisins me reconnaissent pour maître de tout ce qui vit sur
terre, dans l’eau et dans les airs. Et ces flèches disent que, librement et de
leur plein gré, ils nous livrent leurs armes. » Le vizir s’émerveilla de la
sagesse du roi et fit proclamer dans la ville l’histoire du message silencieux.
Et le peuple s’écria : « Notre sort est enviable ! Notre roi est le plus sage
de l’univers ! » Mais, le soir, le vizir vint chez le roi et son front était
soucieux : « Des bruits étranges ont frappé mon oreille, seigneur! dit-il. Un
homme aurait dit au marché : “Le roi se trompe. Le sens du message n’est pas
celui qu’il croit. Et s’il s’obstine dans son erreur, de grands malheurs sont à
craindre…” Dois-je châtier l’insolent, seigneur ? — Quel est celui qui ose
parler ainsi ? s’écria le roi, irrité. — C’est un misérable tisserand de la
campagne, seigneur. Sa maison est à deux heures de marche de Bassora. » Le roi
fronça les sourcils et réfléchit. Puis il dit : « Va chercher cet homme et
amène-le ici. Malheur à lui s’il n’a parlé que par sottise et vanité ! Mais il
y a peut-être un grain de vérité dans ses paroles et je dois l’entendre. Va, et
fais vite. » C’était agir selon la sagesse, ô vous qui m’écoutez ! Car un sage
sait qu’il peut se tromper et seul un sot se croit infaillible. Le jour se
levait lorsque le grand vizir arriva à la maisonnette du tisserand. Celui-ci
était déjà au travail. Il écouta le vizir sans montrer ni surprise ni crainte
et le suivit sans protester. Alors qu’ils marchaient sur la route, le tisserand
dit : « Tu viens de faire une longue marche et notre chemin est encore long.
Porte-moi et puis je te porterai — cela diminue la fatigue. — As-tu perdu la
raison ? s’étonna le vizir. Je suis déjà très las et tu veux encore que je te
porte ?… Non, certes ! » Le tisserand ne répondit rien et ils poursuivirent
leur route en silence. En passant devant un champ de blé, le tisserand s’arrêta
: « Que ce blé est beau ! dit-il. Sais-tu s’il est déjà mangé ou non ? — Que
dis-tu là ? s’exclama le vizir. Tu vois bien que ce blé n’est même pas
moissonné ! Comment pourrait-il être mangé déjà ? » Et le tisserand ne répondit
rien et ils marchèrent en silence. En arrivant au palais, le vizir courut chez
le roi. « Seigneur, dit-il, j’ai obéi à tes ordres et j’ai ramené le tisserand.
Mais je dois te prévenir que cet homme est fou ! Tout le long du chemin, il n’a
cessé de me dire des paroles déraisonnables… — Qu’a-t-il donc dit ? demanda le
roi. — Seigneur, il a lu la fatigue sur mon visage et il m’a dit : “Porte-moi,
puis je te porterai…” N’est-ce point parler en dément ? » Le roi hocha la tête
en souriant : « Mais non ! il voulait dire simplement : “Raconte-moi quelque
chose, ensuite moi, je te raconterai une histoire. En bavardant, tu oublieras
ta fatigue…” Et qu’a-t-il dit encore ? — Et il a dit encore… Mais c’est folie
pure !… En voyant un champ de blé à peine mûr, il m’a demandé si ce blé était
déjà mangé ou non ! — Et pourquoi pas ? dit le roi. Il te demandait simplement
si ce champ n’avait pas été mis en gage chez un usurier. S’il en est ainsi,
l’argent que le blé doit rapporter est déjà mangé depuis de longs mois… Non,
cet homme n’est pas fou !… » Et le roi fit venir le tisserand et il lui parla
avec sévérité : « Tu oses prétendre que ton roi se trompe ? Tu racontes que le
sens du message silencieux n’est pas celui que j’ai dit ? — Oui, seigneur, j’ai
parlé ainsi, répondit le tisserand. — Et quelle est d’après toi la
signification de ce message ? — C’est un message de guerre, seigneur. Voici ce
qu’il signifie : “Si vous ne devenez pas souris pour vous cacher sous la terre
; si vous ne devenez pas grenouille pour plonger dans l’eau ; si vous ne
devenez pas oiseau pour fuir dans le ciel, vous n’échapperez pas à nos flèches
que voici.” » Et le roi baissa la tête et réfléchit longtemps. Enfin, il parla
: « Ton explication est subtile et sage, tisserand. Mais de nous deux, lequel a
vu plus juste ?… À la fin de cette lune, le messager viendra chercher ma
réponse. Que lui dirai-je ? Si je réponds à l’insulte, alors qu’en réalité il
s’agit d’un message d’amitié, j’offenserai gravement nos voisins. Et si tu as
raison, si c’est un message de guerre et que j’y réponds par des paroles
amicales, nos voisins croiront que nous avons peur d’eux… Voici ce que nous
allons faire : lorsque le messager se présentera, tu seras à mes côtés. Et,
selon ce qu’il fera, c’est toi qui répondras ou bien c’est moi qui répondrai… »
Et c’était agir selon la prudence, ô vous qui m’écoutez ! Car deux têtes
contiennent plus de sagesse qu’une seule. Lorsque la lune eut achevé sa course,
le messager vint au palais. Sans dire un mot, il traça à la craie un cercle
devant le trône du roi. Le roi hocha la tête et dit : « Il n’appartient pas au
roi de répondre à ceci. C’est mon peuple qui doit répondre lui-même, selon, son
cœur. » Le tisserand s’avança alors et jeta dans le cercle un jeu d’osselets.
Le messager fronça les sourcils, puis il tira de sa robe un petit sac de blé et
en répandit le contenu sur le sol. Le tisserand sourit et fit un signe à un
serviteur. Celui-ci apporta un coq. Le tisserand lâcha le coq qui se mit
aussitôt à picorer le blé. Au bout d’un instant, il ne restait plus un seul
grain sur les dalles. Alors le messager devenu très sombre, s’inclina devant le
roi et devant le tisserand. Et il se retira en se voilant la face. Le grand
vizir s’écria : « Que veut dire ceci, seigneur ? Pourquoi le messager est-il si
triste ? » N’êtes-vous pas surpris comme lui, ô vous qui m’écoutez ? Et moi de
même !… Mais le roi hocha encore la tête et dit : « En vérité, le tisserand
avait raison et les intentions de nos voisins n’étaient pas amicales ! En traçant
ce cercle, le messager voulait dire : “Ainsi serez-vous encerclés par nos
armées !” Le tisserand a jeté les osselets, ce qui signifiait : “Vous n’êtes
que des enfants à côté de nous. Amusez-vous, plutôt que de nous chercher
querelle ! Alors le messager a répandu le blé, pour dire : “Nos guerriers sont
plus nombreux que les grains de blé dans un champ !” Mais le tisserand a lâché
le coq qui a mangé le blé. Et ceci signifiait : “Si vous nous attaquez, aucun
de vos guerriers ne reviendra vivant !” Et le messager est parti humilié et
effrayé, car il a compris que c’est tout un peuple qui lui répondait. Et la
colère d’un peuple est bien plus redoutable que la colère de tous les rois du
monde… » Et le roi tendit les mains vers le tisserand et lui dit : « Accepte
mon amitié, homme trois fois sage ! Et dis-moi comment t’est venue cette grande
sagesse ? — Seigneur, répondit le tisserand, tout le jour je suis des yeux le
fil qui court dans la trame et qui trace des dessins compliqués. Le fil des
desseins de l’homme n’est pas plus difficile à suivre. Ma sagesse, ce n’est que
l’habitude de voir les choses telles qu’elles sont en réalité et non telles
qu’on voudrait qu’elles soient… » Et l’on dit — est-ce vrai ou non ? — que
souvent le roi se rendit chez le tisserand. Il regardait courir le fil dans la
trame et il écoutait les conseils d’un homme sage. Et leur amitié dura tant que
dura leur vie. Puissiez-vous me garder votre amitié aussi longtemps, ô vous qui
m’écoutez !…
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