Auteur : Bazin, René | Ouvrage : Autres textes.
Temps de lecture : 10 minutes
Jean Oberlé, la veille de Pâques, monte au sommet de
la montagne de Saint-Odile, où il doit rencontrer Odile Bastian. Des pèlerins
sont venus de divers points de l’Alsace, pour visiter le sanctuaire et entendre
les cloches.
Le jour bleuissait dans le pli des ravins. C’était
l’heure où l’attente de la nuit ne semble plus longue, où le lendemain se lève
déjà dans l’esprit qui songe.
En quelques minutes, Jean eut retraversé la cour, suivi
les corridors du monastère, et ouvert la porte qui donne sur un jardin en angle
aigu, à l’est des bâtiments. C’est là que tous les pèlerins de
Sainte-Odile se réunissent pour voir l’Alsace, quand le temps est clair. Un
mur, à hauteur d’appui, longe la crête d’un bloc énorme de rocher qui
s’avance en éperon au-dessus de la forêt. Il domine les sapins qui couvrent les
pentes de toutes parts. De l’extrême pointe qu’il emprisonne, comme de la
lanterne d’un phare, on découvre à droite tout un massif de montagnes, et
la plaine d’Alsace en avant et à gauche. En ce moment, le brouillard était
divisé en deux régions, car le soleil était tombé au-dessous de la crête des
Vosges. Tout le nuage qui ne dépassait pas cette ligne onduleuse des cimes
était gris et terne, et, immédiatement au-dessus, des rayons presque horizontaux,
perçant la brume et le colorant, donnaient à la seconde moitié du paysage
une apparence de légèreté, de mousse lumineuse. D’ailleurs, cette séparation
même montrait la vitesse avec laquelle le nuage montait de la vallée d’Alsace
vers le soleil en fuite. Les flocons emmêlés entraient dans l’espace éclairé,
s’irradiaient, et laissaient apercevoir ainsi leurs formes incessamment
modifiées, et la force qui les enlevait, comme si la lumière eût appelé leurs
colonnes dans les hauteurs.
Dans l’étroit refuge ménagé pour les pèlerins et les
curieux, il y avait, à l’entrée, un homme âgé, portant le costume des
vieux Alsaciens du nord de Strasbourg ; près de lui, le prêtre aux cheveux
gris frisés, que les enfants avaient salué le matin, sur la pente de
Sainte-Odile ; à deux pas plus loin, le jeune ménage de paysans
wissembourgeois, et, à l’endroit le plus aigu, serrés l’un contre l’autre,
assis sur le mur, deux étudiants qu’on eût dits frères, à cause de leurs
lèvres avançantes, de leurs barbes séparées au milieu et toutes fines, l’une
blonde et l’autre châtaine. C’étaient tous des Alsaciens. Ils échangeaient des
propos lents et banals comme il sied entre inconnus. Quand ils virent s’avancer
Jean Oberlé, plusieurs se détournèrent, et ils se sentirent liés tout
à coup par la communauté de race qui s’affirmait dans la commune défiance.
— Est-ce un Allemand, celui-là ? dit
une voix.
Le vieux qui était près du prêtre jeta un coup d’œil
du côté du jardin, et répondit :
— Non, il a les moustaches françaises et un air
de chez nous.
Le groupe, rassuré, le fut davantage encore lorsque
Jean eut salué le curé en alsacien, et demandé :
— Les cloches d’Alsace seraient-elles en
retard ?
Ils sourirent tous, non pour ce qu’il avait dit,
mais parce qu’ils se sentaient entre eux, chez eux, sans témoin gênant.
Les cloches n’étaient pas en retard. Dans la brume
qui montait, leurs voix étaient encloses et serrées. Elles s’échappèrent tout
à coup du nuage, et on eût dit que chaque paquet de brouillard éclatait
comme une bulle en touchant le mur, et versait à la cime du mont sacré
l’harmonie d’un clocher. « Pâques ! Pâques ! Le Seigneur est
ressuscité ! Il a changé le monde et délivré les hommes ! Les
cieux sont ouverts ! » Elles chantaient cela, les cloches d’Alsace. Elles
venaient du pied de la montagne, et de loin, et de bien loin ; voix de
petites cloches et voix de bourdons de cathédrales ; voix qui ne cessaient
point, et, d’une volée à l’autre, se prolongeaient en grondements ;
voix qui passaient, légères, intermittentes et fines, comme une navette dans la
trame ; chœur prodigieux dont les chanteurs ne se voyaient point l’un
l’autre ; cris d’allégresse de tout un peuple d’églises : cantiques
de l’éternel printemps, qui s’élançaient du fond de la plaine voilée de nuages,
et montaient pour se fondre tous ensemble au sommet de Sainte-Odile. La
grandeur de ce concert des cloches avait rendu silencieux les quelques hommes
qui étaient là groupés. L’air priait. Les âmes songeaient au Christ ressuscité.
Plusieurs songeaient à l’Alsace.
— Il y a du bleu, dit une voix.
— Du bleu, là-haut, répéta une voix de femme, comme
en un rêve.
On l’entendit à peine, dans le mugissement de
sons qui soufflait de la vallée. Cependant, tous les yeux à la fois se
levèrent. Ils virent que, dans le ciel, dans la masse des brumes galopant
à l’assaut du soleil, des abîmes bleus s’ouvraient et se comblaient avec
une rapidité vertigineuse. Et, quand ils regardèrent de nouveau en bas, ils
reconnurent que le nuage aussi se déchirait sur les pentes. C’était
l’éclaircie. Des parties de forêt glissèrent dans les fentes du brouillard en
mouvement, puis d’autres, des crevasses noires, des halliers, des roches. Puis,
brusquement, les derniers lambeaux de brume étirés, tordus, lamentables,
montèrent en tourbillons, frôlèrent la terrasse, la dépassèrent. Et la plaine
d’Alsace apparut, bleue et dorée. Un de ceux qui regardaient cria :
— Que c’est beau !
Tous se penchèrent en avant, pour voir, dans
l’ouverture de la montagne, la plaine qui s’élargissait à l’infini. Toutes
ces âmes d’Alsaciens s’émurent. Trois cents villages de leur patrie étaient
au-dessous d’eux, dispersés dans le vert des moissons jeunes. Ils s’endormaient
au son des cloches. Chacun n’était qu’un point rose. Le fleuve, presque
à l’horizon, mettait sa barre d’argent bruni. Et au-delà, c’étaient des
terres qui se relevaient, et dont le dessin se perdait rapidement dans les
brouillards encore suspendus au-dessus du Rhin. Tout près, en suivant les
pentes des sapinières, on voyait, au contraire, les moindres détails de la
forêt de Sainte-Odile. Elle avançait dans la vallée plusieurs caps de verdure
sombre, elle recevait entre eux la verdure pâle des premiers prés. Tout cela
n’était plus éclairé que par le reflet du ciel encore plein de rayons. Aucune partie
éclatante n’attirait le regard. Les terres fondaient leurs nuances en une
harmonie, comme les cloches fondaient leurs voix. Le vieil Alsacien qui se
tenait aux côtés du prêtre, dit, en étendant le bras :
— J’entends les cloches de la cathédrale.
Il montrait, dans le lointain des terres plates, la
flèche célèbre de Strasbourg, qui avait l’air d’une améthyste, haute comme un
ongle. Maintenant qu’ils voyaient le rose des villages, ils croyaient
reconnaître le son des cloches.
— Moi, dit une voix, je reconnais le carillon de
l’abbaye de Marmoutier. Comme il sonne bien !
— Moi, fit un autre, la cloche d’Obernai.
— Moi, celles de Heiligenstein. Le paysan qui était
venu des environs de Wissembourg dit aussi :
— Nous sommes trop loin pour entendre ce que chante
le clocher de Saint-Georges de Haguenau. Pourtant, écoutez,… tenez,…
à présent ?
Le vieil Alsacien répéta gravement :
— J’entends la Cathédrale.
Puis il ajouta :
— Regardez encore là-haut !
Ils virent tous alors que le nuage était monté très
haut, jusqu’aux régions où passaient encore les rayons du soleil. Le nuage,
informe aux flancs de la montagne, s’était étendu dans le ciel, en travers, et
faisait comme une bande de gerbes de glaïeuls jetée au-dessus des Vosges et de
la plaine. Il y en avait de rouges comme du sang, et d’autres plus pâles,
et d’autres qui étaient comme de l’or en fusion. Et tous les témoins élevés
entre les deux abîmes, ayant suivi du regard la longue traînée lumineuse,
remarquèrent qu’elle éclairait de son reflet la terre, et que les maisons
lointaines de la ville capitale et la flèche de la cathédrale ressortaient, en
lueur fauve, de l’ombre qui s’épaississait.
— Cela ressemble à ce que j’ai vu dans la nuit
du 23 août 1870, fit le vieil Alsacien. J’étais ici même…
Ils avaient entendu bien des fois citer cette date,
même les jeunes. Les regards se fixèrent plus tendrement sur la petite flèche
d’où arrivaient encore un peu de lumière et le son des cloches ressuscitées.
— J’étais ici avec des femmes et des filles des
villages d’en bas, qui étaient montées parce que le bruit du canon redoublait.
Nous entendions le canon comme à présent les cloches. Les bombes
éclataient comme des fusées. Nos femmes pleuraient ici où vous êtes. Ce fut
cette nuit-là que la bibliothèque prit feu, que le Temple-Neuf prit feu, et le
Musée de peinture, et dix maisons du Broglie. Alors, il s’éleva une fumée jaune
et rouge, et les nuages ressemblèrent à ceux que vous regardez. Strasbourg
brûlait. Ils ont lancé contre elle cent quatre-vingt -treize
mille obus !
Jeune, un des étudiants tendit le poing.
— À bas ! Grommela l’autre.
Le paysan quitta sa toque, et la garda sous son
bras, sans rien dire.
Les cloches sonnaient moins nombreuses. On
n’entendait plus celles d’Obernai, ni celles de Saint-Nabor, ni d’autres qu’ils
avaient cru reconnaître. Et c’étaient comme des lumières qui s’éteignent. La
nuit venait.
Jean vit que les deux femmes étaient près de
pleurer, et que tous se taisaient.
— Monsieur l’abbé, dit-il, pendant que les cloches
sonnent encore la résurrection, faites donc une prière pour l’Alsace.
— C’est bien, mon petit, dit le paysan voisin de
l’abbé ; c’est bien, tu es du pays !
En même temps, la face lourde et lasse du prêtre se
renouvela. Il y eut quelque chose de brisé dans le tremblement de sa
voix ; une très ancienne souffrance, jeune encore, parla par ses lèvres,
et il dit, tandis que tous regardaient comme lui Strasbourg, la ville que la
nuit effaçait :
— Mon Dieu, voici, que nous voyons, de votre
Sainte-Odile, presque toute la terre bien-aimée, nos villes, nos villages, nos
champs. Mais elle n’est pas toute ici, et, de l’autre côté des montagnes,
c’était aussi la terre de chez nous. Vous avez permis que nous fussions séparés.
Mon cœur se fend d’y penser, car, de l’autre côté des montagnes, la nation que
nous aimons est celle que vous aimez encore. C’est la plus vieille des nations
chrétiennes, c’est la plus proche de l’aménité divine. Elle a plus d’anges
dans son ciel, parce qu’elle a plus d’églises et de chapelles, plus de
tombes saintes à défendre, plus de poussière sacrée mêlée à ses
guérets, à ses herbes, aux eaux qui la pénètrent et la nourrissent. Mon
Dieu, nous avons souffert dans nos corps, dans nos biens ; nous souffrons
encore dans nos souvenirs. Faites durer nos souvenirs cependant, et que la
France non plus n’oublie pas ! Faites qu’elle soit la plus digne de
conduire les nations. Rendez-lui la sœur perdue, qui peut revenir aussi…
— Amen !
— Comme reviennent les cloches de Pâques !
— Amen ! Firent deux voix d’hommes.
Amen ! Amen !
Les autres témoins pleuraient en silence. Il n’y
avait plus qu’un son grêle d’une seule cloche, dans l’air froid qui montait du
gouffre. Les sonneurs devaient descendre des clochers perdus dans cette ombre
qu’était devenue la plaine.
Au-dessus de la haute plate-forme du jardin, le
nuage assombri, emporté vers le couchant, ourlait encore d’un violet pourpre la
crête des Vosges. Des étoiles s’ouvraient, dans les profondeurs pleines de
nuit, comme les premières primevères qui éclosaient, à cette heure même,
sous les sapins.
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