samedi 25 septembre 2021

Une cruche bien mystérieuse L. Demetz.

 


C’est une humble cruche de grès, une cruche qui fait jaser tout le village de Vaux.

Il y a bien des mystères à Vaux, celui de la Tour du Diable, une tour en ruines toute couverte de lierre, où nul ne pénètre la nuit ; et puis il y a surtout le mystère de la cruche, celui dont tout le monde parle.

Oh ! cette cruche bleue et grise, qui trône en place d’honneur sur la cheminée de maître Pierre, juste en dessous du crucifix, comme tout le monde la regarde !

Il est certain qu’elle a dû avoir une carrière tourmentée car elle n’est plus qu’un assemblage de morceaux savamment recollés.

Il paraît que certains soirs, maître Pierre, le sympathique fermier, vient seul devant sa cruche : il la regarde très longuement… bien soucieux.

Oh ! mystère. Après un certain temps, tout à coup, la figure du fermier s’illumine, il s’en va…

Sa femme qui respecte la dite cruche ne laisse à personne le soin de l’épousseter ; aucune autre main que la sienne n’y touche.

Cette cruche de grès contient, au dire de maître Pierre, un grand secret.

Lequel ? Nul ne le sait.

***

En ce soir de juillet, des paysans vont et viennent d’un air accablé sur les chemins des champs ; ils se regardent quand ils se rencontrent et n’ont qu’un mot à se dire :

« Tout est perdu ! »

Oui, tout est perdu. Il a grêlé.

En fin d’après-midi, après des heures suffocantes, l’orage a éclaté, le ciel s’est nappe d’un nuage cuivré, et la grêle, ce terrible fléau, est tombée.

Elle est tombée brutalement, frappant sans pitié les pauvres plantes alanguies. Maintenant les blés et les avoines sont couchés sur la terre, dans un ruissellement d’eau ; les feuilles de betteraves sont déchiquetées, les fruits perforés.

Il monte du sol détrempé une odeur pénétrante de sève, de sève perdue, hélas !

Comme les autres, maître Pierre est venu voir ses champs saccagés, ses beaux blés qui gisent dans la boue.

Comme les autres aussi, il est reparti, le front lourd de soucis. En rentrant, il est allé droit vers sa cruche, l’a regardée longuement encore… puis, relevant la tête, a murmuré pour lui seul : « Je recommencerai ! »

« Papa, je suis grand maintenant ; veux-tu me dire le secret de la cruche ? »

Pierre regarde son aîné qui a eu 11 ans. Il est déjà sérieux son Raymond ! Digne de savoir le secret.

Aujourd’hui, il a réalisé l’étendue de la catastrophe qui attristait son papa, il a bien vu aussi sa réaction énergique de tout à l’heure et c’est pourquoi il veut à tout prix savoir enfin le secret ; le fameux secret qui rend toujours le sourire aux heures terribles.

« Eh bien ! tu vas le savoir, mon fils ! »

L’enfant ravi s’apprête à écouter religieusement ce secret dont tout le monde parle à Vaux.

Maitre Pierre parle maintenant avec émotion.

« Il y a quarante ans, j’avais ton âge. Tu sais que j’étais l’aîné de six enfants.

Nos parents étaient pauvres ; le père qui était cantonnier, travaillait beaucoup et gagnait peu. Jamais nous n’avions aucune friandise, la vie était dure.

Un jour que j’étais allé à la ville voisine avec maman, je la vis tout à coup s’arrêter en admiration devant une cruche en grès, celle que tu vois sur la cheminée.

- Voilà, me dit-elle, ce qu’il me faudrait pour mettre le lait de la chèvre !

Elle entra avec moi et demanda le prix au marchand… mais ne put acheter la cruche car elle n’avait pas assez d’argent. .

Ce jour-là, Raymond, devant la tristesse de maman qui ne pouvait remporter la cruche tant convoitée, je me suis juré de l’acheter coûte que coûte.

Je n’avais pas un sou à moi ; que m’importait puisque j’avais de la vaillance plein le cœur !

A dater de ce jour, on ne me vit plus courir les champs avec les autres.

Tous les soirs, en sortant de l’école, j’allais faire des petits travaux tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.

Je cassais du petit bois pour la voisine, désherbais les carrés de légumes du maraîcher, allais cueillir des corbeilles de fraises des bois ou des bouquets de muguet que je vendais à la ville en secret.

Peu à peu, les quelques sous que je gagnais laborieusement finirent par remplir la boîte où je les cachais précieusement.

Au bout de longs mois d’efforts, il y eut assez pour acheter enfin la cruche tant désirée de maman.

Fou de joie, je partis un jeudi chez le marchand de poterie et alignai sur son comptoir mes piles de petits sous qui m’avaient coûté tant de labeurs.

Il prit la cruche qui me semblait si belle avec ses veines de peinture bleue.

Je sortis ravi, portant à pleins bras ma cruche. Au bord du chemin, je m’arrêtai tout seul et, avec mon mouchoir, me mis à la frotter pour ôter la poussière et la rendre plus belle encore pour l’offrir à maman. Comme elle allait être heureuse d’avoir une si belle cruche !

De plus en plus joyeux, je me mis à courir en apercevant les toits du village… Je n’avais pas vu une grosse pierre sur la route, qui me fit durement tomber.

Hélas ! ma cruche, ma pauvre cruche gisait en morceaux autour de moi. C’en était trop ! Je me mis à pleurer, à pleurer désespérément sur les débris.

Dire que tous ces mois d’efforts, de sacrifices, étaient perdus pour toujours ! je pleurai longtemps… et puis, subitement, il me vint une idée qui redressa mon courage ; je décidai de recommencer.

En souvenir de la générosité de son petit gars, maman voulut coller pieusement les morceaux et garder la cruche.

Depuis, elle a toujours été pour moi une source de bonheur. Aux heures difficiles de ma vie, je la regarde comme tout à l’heure, je me rappelle l’effondrement de mon rêve d’enfant, mon redressement de volonté d’alors et, comme autrefois, je répète : je recommencerai.

C’est grâce à elle que j’ai aujourd’hui ma ferme, mes terres et surtout l’énergie. »

Et Raymond a compris le secret de la cruche de son papa, secret tout simple, secret de vaillance.

https://www.maintenantunehistoire.fr/une-cruche-bien-mysterieuse/

Aucun commentaire: