C’est une humble cruche de grès, une cruche qui fait
jaser tout le village de Vaux.
Il y a bien des mystères à Vaux, celui de
la Tour du Diable, une tour en ruines toute couverte de lierre, où nul ne
pénètre la nuit ; et puis il y a surtout le mystère de la cruche,
celui dont tout le monde parle.
Oh ! cette cruche bleue et grise, qui trône en
place d’honneur sur la cheminée de maître Pierre, juste en dessous du crucifix,
comme tout le monde la regarde !
Il est certain qu’elle a dû avoir une carrière
tourmentée car elle n’est plus qu’un assemblage de morceaux savamment recollés.
Il paraît que certains soirs, maître Pierre, le
sympathique fermier, vient seul devant sa cruche : il la regarde très
longuement… bien soucieux.
Oh ! mystère. Après un certain temps, tout
à coup, la figure du fermier s’illumine, il s’en va…
Sa femme qui respecte la dite cruche ne laisse
à personne le soin de l’épousseter ; aucune autre main que la sienne
n’y touche.
Cette cruche de grès contient, au dire de maître
Pierre, un grand secret.
Lequel ? Nul ne le sait.
***
En ce soir de juillet, des paysans vont et viennent
d’un air accablé sur les chemins des champs ; ils se regardent quand ils
se rencontrent et n’ont qu’un mot à se dire :
« Tout est perdu ! »
Oui, tout est perdu. Il a grêlé.
En fin d’après-midi, après des heures suffocantes,
l’orage a éclaté, le ciel s’est nappe d’un nuage cuivré, et la grêle, ce
terrible fléau, est tombée.
Elle est tombée brutalement, frappant sans pitié les
pauvres plantes alanguies. Maintenant les blés et les avoines sont couchés
sur la terre, dans un ruissellement d’eau ; les feuilles de
betteraves sont déchiquetées, les fruits perforés.
Il monte du sol détrempé une odeur pénétrante de
sève, de sève perdue, hélas !
Comme les autres, maître Pierre est venu voir ses
champs saccagés, ses beaux blés qui gisent dans la boue.
Comme les autres aussi, il est reparti, le front
lourd de soucis. En rentrant, il est allé droit vers sa cruche, l’a regardée
longuement encore… puis, relevant la tête, a murmuré pour lui seul :
« Je recommencerai ! »
« Papa, je suis grand maintenant ; veux-tu
me dire le secret de la cruche ? »
Pierre regarde son aîné qui a eu 11 ans. Il est
déjà sérieux son Raymond ! Digne de savoir le secret.
Aujourd’hui, il a réalisé l’étendue de la
catastrophe qui attristait son papa, il a bien vu aussi sa réaction
énergique de tout à l’heure et c’est pourquoi il veut à tout prix
savoir enfin le secret ; le fameux secret qui rend toujours le sourire aux
heures terribles.
« Eh bien ! tu vas le savoir,
mon fils ! »
L’enfant ravi s’apprête à écouter
religieusement ce secret dont tout le monde parle à Vaux.
Maitre Pierre parle maintenant avec émotion.
« Il y a quarante ans, j’avais ton âge. Tu
sais que j’étais l’aîné de six enfants.
Nos parents étaient pauvres ; le père qui était
cantonnier, travaillait beaucoup et gagnait peu. Jamais nous n’avions aucune
friandise, la vie était dure.
Un jour que j’étais allé à la ville voisine
avec maman, je la vis tout à coup s’arrêter en admiration devant une
cruche en grès, celle que tu vois sur la cheminée.
- Voilà, me dit-elle, ce qu’il me faudrait pour
mettre le lait de la chèvre !
Elle entra avec moi et demanda le prix au marchand…
mais ne put acheter la cruche car elle n’avait pas assez d’argent. .
Ce jour-là, Raymond, devant la tristesse de maman
qui ne pouvait remporter la cruche tant convoitée, je me suis juré de l’acheter
coûte que coûte.
Je n’avais pas un sou à moi ; que
m’importait puisque j’avais de la vaillance plein le cœur !
A dater de ce jour, on ne me vit plus courir les
champs avec les autres.
Tous les soirs, en sortant de l’école, j’allais
faire des petits travaux tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.
Je cassais du petit bois pour la voisine, désherbais
les carrés de légumes du maraîcher, allais cueillir des corbeilles de fraises
des bois ou des bouquets de muguet que je vendais à la ville en secret.
Peu à peu, les quelques sous que je gagnais
laborieusement finirent par remplir la boîte où je les cachais précieusement.
Au bout de longs mois d’efforts, il y eut assez
pour acheter enfin la cruche tant désirée de maman.
Fou de joie, je partis un jeudi chez le marchand de
poterie et alignai sur son comptoir mes piles de petits sous qui m’avaient
coûté tant de labeurs.
Il prit la cruche qui me semblait si belle avec ses
veines de peinture bleue.
Je sortis ravi, portant à pleins bras ma
cruche. Au bord du chemin, je m’arrêtai tout seul et, avec mon mouchoir, me mis
à la frotter pour ôter la poussière et la rendre plus belle encore pour
l’offrir à maman. Comme elle allait être heureuse d’avoir une si belle
cruche !
De plus en plus joyeux, je me mis à courir en
apercevant les toits du village… Je n’avais pas vu une grosse pierre sur la
route, qui me fit durement tomber.
Hélas ! ma cruche, ma pauvre cruche gisait en
morceaux autour de moi. C’en était trop ! Je me mis à pleurer,
à pleurer désespérément sur les débris.
Dire que tous ces mois d’efforts, de sacrifices,
étaient perdus pour toujours ! je pleurai longtemps… et puis, subitement,
il me vint une idée qui redressa mon courage ; je décidai de recommencer.
En souvenir de la générosité de son petit gars,
maman voulut coller pieusement les morceaux et garder la cruche.
Depuis, elle a toujours été pour moi une source
de bonheur. Aux heures difficiles de ma vie, je la regarde comme tout
à l’heure, je me rappelle l’effondrement de mon rêve d’enfant, mon
redressement de volonté d’alors et, comme autrefois, je répète : je
recommencerai.
C’est grâce à elle que j’ai aujourd’hui ma
ferme, mes terres et surtout l’énergie. »
Et Raymond a compris le secret de la cruche de
son papa, secret tout simple, secret de vaillance.
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