Auteur : Marie-France | Ouvrage : À l'ombre du
clocher - 1. Les sacrements.
Temps de lecture : 6 minutes
Pierre dut appuyer sur la manette du starter pour
donner les gaz. L’air, en ce beau matin du jeune été, surprenait par son
caractère glacial ; le vélo-moteur partait mal.
Pourtant, comme Pierre dévalait la côte de
Moulin-Blanc, l’engin se lança et ce fut, pour le garçon épris de vitesse, la
griserie de la course.
Mobylette, cadeau pour récompenser la réussite à
l'examen. Une joie forte et profonde pénétrait dans le cœur de l’adolescent,
comme apportée par la pureté extraordinaire de l’air matinal. Mais cette joie
avait de plus solides bases et Pierre ne put se défendre de songer à ce succès,
brillant et tout neuf, qu’il avait remporté l’avant-veille à son examen.
— Reçu ! Je suis reçu ! Maintenant, à moi les
vacances, les randonnées sur deux roues motorisées (le magnifique cadeau reçu
la veille), l’espace, la liberté. Quelle pêche je vais faire !
Naturellement, grand-père n’avait pas eu d’objection
à ce projet du collégien, arrivé en vacances chez lui avec toute cette gloire
que lui méritait son succès. Grand-père avait été lui-même passionné par ce «
sport » du temps où il n’était pas perclus de rhumatismes.
— Prends tout mon attirail, fiston, avait-il dit. Et
tâche de nous ramener un saumon.
Un saumon ! Grand-père le trouvant digne d’essayer
de tirer un de ces fabuleux poissons, quelle consécration !
— Tu as vu, quelle est ma technique quand tu
m’accompagnais les autres années ; tu te souviens d’Oscar.
S’il se souvenait ! Oscar ! la plus belle prise que
le vieillard eut jamais faîte ; un saumon de près de deux mètres de long…
— J’irai au bon endroit, avait décidé le garçon.
Pourquoi ne réussirais-je pas à prendre aussi un Oscar ?
Maintenant il était au bord de la torrentueuse
petite rivière, se glissant à travers les rochers pour joindre le « saut du
géant », une fosse que grand-père connaissait seul et où il avait fait ses
pèches les plus miraculeuses.
Récit de l'appel d'un pêcheur d'hommes.
La vocation racontée aux jeunes. Le garçon prépara
sa ligne méticuleusement, imitant très bien les gestes de l’aïeul, il amorça.
Une émotion puissante et agréable montait en lui ; la grande aventure
commençait.
Car c’est une aventure que de pêcher le saumon !
L’attente de l’occasion est sans ennui ; l’eau qui
court cascadeuse de rocher en rocher est une eau vivante, chatoyante. A tout
moment, un reflet argenté vous donne l’illusion que « ça y est » !
Et tout à coup, « ça y fut vraiment » ; la ligne se
tendit si fortement que Pierre crut la perdre à la minute même. D’un coup de
l’avant-bras il redressa ; le duel était commencé.
Un saumon ne se ramène pas comme un simple goujon.
La bête, blessée dans sa chair par le hameçon, combative, vigoureuse, lutte
jusqu’à épuisement de ses forces. C’est elle, trop souvent, qui gagne dans ce
match contre l’homme.
Car le poisson se débat dans un élément qui lui est
favorable, en des lieux qu’il connaît bien.
Le pêcheur, gêné par le terrain, contraint à une
longue course sur le sol irrégulier, fatigué lui aussi par le considérable
effort fourni, a du mal à persévérer.
Peut-être fils de l’Oscar pris par le grand-père,
Oscar II s’affirma tout de suite comme le champion des champions.
La course se déroula inégale, épuisante. Le saumon
filait, filait toujours ; si vite, par moments, que Pierre avait peine à suivre
son rythme.
L’enfant jeta un coup d’œil au soleil, calcula
l’heure probable d’après la hauteur de celui-ci.
— Bientôt midi, déjà ! Je me reposerais bien, mais
cet animal a la vie dure…
II accusait pourtant des signes de lassitude ; il y
eut un répit dans le manège de la bête ; puis elle repartit, plus ardente que
jamais, tirant derrière elle un Pierre aux jambes écorchées, aux mains en sang.
Un Pierre qui avait déjà perdu son chapeau de paille et semé une espadrille.
Le saumon bondit hors de l’eau, par surprise.
Pierre, béat d’admiration devant la beauté du poisson, relâcha une seconde son
effort. Alors la ligne claqua et l’adolescent se retrouva, désarmé et désolé,
seul au bord de l’eau.
Il en aurait pleuré.
Il s’assit, épuisé, à l’ombre d’un rocher, ferma un
instant ses yeux longuement éblouis par le soleil. Quand il les rouvrit, un
vieil homme était devant lui, amical et discret.
— Ce sont des choses qui arrivent, mon fils,
finit-il par dire. Mais, crois-moi, cela n’a pas grande importance. Ce qui
compte, c’est le mal que l’on se donne… et tu t’en es beaucoup donné ; je t’ai
observé du haut de la colline depuis ce matin. Quel pêcheur d’hommes tu ferais
!
Le vieillard n’en dit pas plus. Déjà il repartait
vers les hauteurs.
« Pêcheur d’hommes » ?
Dans la tête de Pierre, ces mots résonnaient
étrangement. Bien sûr, il les connaissait depuis longtemps pour les avoir
souvent lus ou entendus dans son existence de collégien chrétien. Mais jamais
il ne leur avait prêté d’attention.
Et tout d’un coup, parce qu’un vieil homme,
peut-être inspiré, lui avait fait un étrange compliment, Pierre songeait à
cette autre pêche qui manque de bras et de cœurs de jeunes à l’esprit sportif
et à l’âme combative.
« Pierre, tu
es pierre ; et sur cette pierre… »
Une voix encore ; celle-ci résonne dans le silence
méditatif d’un adolescent qui ce matin encore ne rêvait que de succès aux
examens, applaudissements, vacances motorisées et liberté !
Tout lâcher pour faire comme Pierre et suivre le
Maître. Se lancer avec foi et ardeur, dans cette pêche tellement plus ingrate
encore que celle du saumon !
Et, longuement, le garçon songea…
Le soleil déjà commençait à descendre vers l’horizon
quand le jeune pêcheur s’aperçut qu’il avait faim et qu’il lui fallait songer
au retour. Il rangea son attirail, récupéra ses espadrilles, rejoignit le
vélomoteur mis à l’abri.
— Alors, dit grand-père ; tu as pris quelque chose,
mon fils ?
— Oui, dit Pierre, j’ai pris une décision, je serai
prêtre.
Marie-France.
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