Il était une fois,
un village dans lequel vivaient deux infirmes : L'un était aveugle appelé Itsatsambi et
l'autre n'avait pas de pieds qu’on dénommait Ngaranza. La vie
n'était pas facile pour les deux. L'aveugle ne pouvait rien faire par lui-même
sans qu'on ne le guidât. Nous pouvons toujours essayer de jouer à
l'aveugle un jour, et, bonjour les dégâts ! Certes, connaissait-il par
expérience la maison dans laquelle il vivait mais il lui fallait tâtonner avant
de trouver la sortie ou de prendre quelque chose. L'homme sans pieds pouvait
utiliser ses mains, mais il devait être porté pour se déplacer sur des longues
distances. Comme il était assez costaud, il fallait être très fort pour le
porter.
Une grande épidémie
ravagea le village qui épargna curieusement les deux hommes mais leurs deux
familles furent décimées. Il n’y avait plus personne pour leur venir en aide.
Imaginez leur situation déjà qu’on s’était lassé de leur apporter assistance !
Ils étaient en quelque sorte des adultes-enfants qui ne pouvaient se passer des
autres dans leurs tâches quotidiennes. Le fléau qui s’était abattu
sur leur village provoqua la fuite des villageois vers des cieux plus cléments.
Ils furent abandonnés à leur triste sort.
L'aveugle était un
homme très robuste, comme si la nature avait voulu compenser sa cécité par la
force physique. Un jour, il eut la présence d'esprit de proposer ce qui suit à
l'homme sans pieds :
« Mon
cher frère, nous avons tous les deux été punis par le destin. Moi, il m'a
refusé la vue et toi, il t'a privé de tes pieds. Comme tu peux le constater, ce
que je n'ai pas, tu le possèdes et vice-versa. Pourquoi ne pas nous unir pour
devenir une seule personne ? Je te porterai sur mes épaules et toi tu me
guideras. En somme, je t'offrirai mes pieds et toi, tu m'offriras tes
yeux. Ainsi, apportant à l’un ce qui manque à l’autre, unis par le
portage, nous deviendrons un seul homme en deux.
- Comme la nature
est prévenante ! C’est d’un homme qui n’a pas de vue que vient pareil
trait de génie. Il y a donc une force qui veut notre survie sinon comment expliquer
le miracle d’une telle proposition ? Après le malheur qui vient de frapper
nos deux familles, nous sommes en quelque sorte forcés de nous montrer
solidaires car, autrement, ce serait un suicide. J’accepte de devenir tes yeux
comme tu consens à devenir mes pieds ; et comme l’un ne peut subsister
sans l’autre, nous partagerons tout de nos joies et de nos peines.»
L'homme sans pieds
se réjouit de cette idée lumineuse qu'avait eue l'aveugle. Il s'installa sur
les épaules de celui-ci, en pesant de tout son poids, et ils se mirent alors à
voyager ici et là, mendiant leur pitance quotidienne et tout ce dont ils
avaient besoin.
Au début tout se
passa merveilleusement bien. L’homme sans pieds mendiait en disant :
« Ayez
pitié d’un aveugle et d’un homme sans pieds ! Faites charité ! Craignez les
puissances du destin qui vous ont fait grâce de ne pas être à notre place. Qui
d’entre vous peut dire qu’il savait qu’il naîtrait normalement constitué ?
Aidez deux hommes de votre espèce qui ne peuvent subvenir à leurs propres
besoins ; nous ne pouvons- nous adonner ni à la chasse, ni à la pêche,
déjà que nous n’avons nulle part où nous protéger de la pluie. Soyez bons, car
même l’animal est bon pour son semblable. Un lion ne laisse-t-il pas
à son frère le plaisir de goûter au buffle qu’il a chassé ? Hommes,
faites charité à vos semblables !»
Et les
cœurs, devant cette solidarité des corps et des esprits, s'apitoyaient, et les
mains se tendaient. On leur donnait des ignames, des bananes, de la
viande, et tout ce que les ventres n’avaient pu manger la veille. Des hommes
riches leur donnaient même de beaux habits. Dans tous les villages où ils
passaient, la compassion germait dans les âmes et multipliait les gestes de
bonté. Ainsi s’en allait la vie de Ngaranza et d’Itsatsambi.
Mais un jour,
prenant conscience de tout ce que la mansuétude des hommes pouvait leur offrir,
l'homme sans pieds fut traversé dans son esprit par une bien vilaine idée. Il
se dit :
« A présent
que je suis un homme comblé débarrassé des problèmes de locomotion, je mène une
vie normale dans le meilleur des mondes. L'aveugle, véritable portefaix
professionnel, me porte comme un esclave porterait son maître. Grâce au ciel,
c'est lui qui trime en me portant sur ses épaules ; et quand je pète, il
reçoit le pet en plein visage. Je vois la peine inscrite sur son visage déformé
par la douleur chaque fois qu’on escalade ou descend une montagne. Comme le
pauvre transpire à grosses gouttes et trébuche à tout moment ! En fait, il
ne voit pas et ne verra jamais ; béni suis-je à jamais par les dieux qui
m’ont élu maître et guide d’un homme dont l’infortune serait immense si je
n’étais pas là. En vérité, je lui rends plus service avec mes yeux que lui avec
ses pieds. Un pied vaut-il un bon œil ? Itsatsambi n’est qu’un animal qui
sent les choses plus qu’il ne les conçoit. Jamais il ne s’émerveillera devant
un beau visage de femme, pas plus qu’il ne saura voir un bon morceau de biche
bien rôti. Quelle importance si l’habit qu’il porte est magnifiquement brodé ou
non ? Pourquoi devrais-je tout diviser avec lui de moitié puisqu'il ne se
rend compte de rien ? Désormais je prendrai les bonnes choses et je lui
laisserai les mauvaises ; à moi les beaux habits, à moi les bons mets et à
lui les défroques et les miettes. N’est- il pas l’esclave et moi le
maître selon la volonté même du ciel ? »
L'homme sans pieds
se mit alors à duper l’aveugle. Il prenait les meilleures portions de
nourriture qu'on leur servait. Quand on leur donnait des vêtements, l'homme
sans pieds choisissait les bons et laissait les loques et les défroques à
l'aveugle. L’aveugle devint maigre de ces mauvais traitements tandis que
l’homme sans point prenait de l’embonpoint et devint de plus en plus lourd à
porter. Et l’aveugle dans son sort misérable ne se doutait de rien puisque tout
se passait à l’abri du moindre regard. L’homme hypocrite qu’il portait sur ses
épaules se disait dans son coeur :
« au fond, mon
destin n’est pas si triste. Je suis un homme comblé car je n’ai pas à souffrir
pour réaliser mes désirs et assurer ma survie. Que les dieux et tous les
esprits soient loués ! »
Un jour, un homme
pieux leur donna un poulet rôti bien assaisonné et leur tint ce langage :
« Je vous bénis, ô
vous qui faites honneur à la vie et à la race humaine où l’égoïsme grandit à la
vitesse de l’urgence quotidienne. Il y a en vous quelque chose de plus grand
que la vie même et que je ne saurais définir. A quoi me sert de manger si cela
n’exprime rien d’aussi grand que le partage ? Tenez, prenez et mangez. Vos
vies sont un enseignement plus grand que le mien ; elles dépassent même
toutes les sagesses individuelles du monde. »
Ils remercièrent le
pieux personnage et s’éloignèrent comme à l’accoutumée à la recherche d’un
endroit tranquille pour dîner loin des regards.
Ngaranza,
devant l’appétissant poulet, décida qu'il n'avait pas à partager un
tel délice avec Itsatsambi. Sa gloutonnerie doublée de son égoïsme ne le
permettait pas. Quoi ! Partager un tel régal ? Une fois encore, il ne
le pouvait pas. Le saint n’avait pas prononcé le
nom « poulet »; l’aveugle ne pouvait donc pas savoir ce
qu’ils allaient manger. Avec un peu de chance, ils recevraient peut-être
quelque vulgaire aliment que l’homme sans pieds se ferait le plaisir de
remettre à l’aveugle, - son esclave qui, en fait, n’avait plus droit aux bonnes
choses, depuis son nouvel état d’esprit. La nature ne l’avait-il pas privé de
la joie de voir les splendeurs du monde ? Qu’importait à l’aveugle ce qu’il
mangeait s’il ne pouvait le voir ?
Ils marchèrent longtemps
sans que quelqu’un ne leur donnât une petite banane ou une cuillère de riz à
manger et, fatigués d’avoir trop marché, s'arrêtèrent au bord de la route, loin
des yeux indiscrets. L'homme sans pieds alluma un feu et aperçut un crapaud
mort dont l'abdomen était enflé. Il le ramassa, le fit cuire au feu, avant de
le donner au pauvre aveugle en disant :
« Tiens mon
ami. C'est ta part de repas pour aujourd'hui. J'en ai une pareille. Il n’y a
pas grand’ chose à se mettre sous la dent. Heureusement que le sage de la forêt
nous a fait don. Les hommes deviennent de plus en plus méchants. Il
ne nous restera bientôt plus qu’à mourir si ça continue. »
Ngaranza, l'homme
sans pieds, se mit alors à déguster le délicieux poulet rôti que l'homme pieux
leur avait donné, en souriant, goguenard.
L'homme atteint de
cécité porta la grenouille à la bouche et s'offusqua de la mauvaise odeur de ce
qu’il allait manger. Jamais pareille odeur putride n’avait effleuré
ses narines. Aussi loin qu’il se souvienne, les hommes n’avaient été
aussi odieux avec eux que ce jour.
« Frère, pourquoi ce que nous
mangeons aujourd'hui pue-t-il tant ? demanda l'aveugle.
-Mon ami, tu sais que les hommes
deviennent de plus en plus méchants et de plus en plus égoïstes. Moi aussi, je
mange la même chose, répondit calmement l'homme sans pieds. Mange et prends des
forces. Vois, la nuit va tomber. Il faudra ensuite du repos. Demain, la route
sera longue. Cette vie d’errance commence à me dégoûter. Passer sa vie à
mendier sa pitance quotidienne est humiliant. Hélas, que faire quand la nature
vous réduit à quémander votre nourriture, à vivre aux dépens d’autrui ? Tous
les jours, j’ai conscience de ta souffrance de portefaix mais que faire ? Je ne
puis me substituer à toi pour te donner un peu de repos. Ainsi le veut le
destin que tu me portes et que je te guide. Peut-être qu’un jour, le ciel aura
pitié de nous et cette vie de vagabondage s’arrêtera. Ne te fie pas à
l’odeur ; le goût n’y dépend pas. De toute façon, le ventre n’a point de
nez. Fais comme moi. Imagine que tu manges en ce moment le mets le
plus délicieux de la terre et le tour sera joué. Moi, je me motive en imaginant
que je mange à l'instant même un gros poulet rôti.
-Merci pour ton réconfort, Ngaranza. Que serais-je devenu sans
toi ? Je vais manger le peu que le sage nous a donné et dormir. »
L'aveugle mordit
dans l'abdomen du crapaud. Un liquide verdâtre gicla et l’atteignit aux yeux.
Au début, il ressentit comme une brûlure qui le poussa à se frotter
les paupières. Ses yeux larmoyèrent ; il les essuya du revers de la main et
essaya de les maintenir ouverts comme à l'accoutumée. Il lui sembla
que la lumière l'agressait et qu'il percevait des formes verticales. Il eut
peur. Par curiosité, il écarquilla les yeux davantage et vit un homme qui lui
parut une étrange créature sous la lueur du feu. Ce fut un vrai moment magique
quand pour la première fois de son existence, il se vit lui-même. Il se trouva
si abominable, si affreux qu'il douta que ce corps crasseux fût bien le sien. Quoique
ne connaissant rien à la beauté, il comprit tout de suite que l'homme qui se
trouvait devant lui avait meilleure mine et semblait apprécier ce qu’il
mangeait.
Que se
passait-il ? Assailli par des sensations inconnues jusque-là, Itsatsambi
devina ce qui s’était passé. Ô miracle ! Il voyait ! Il voyait ! Quelle
était donc cette magie, ce miracle qui lui avait donné la vue ? Que vit-il ?
L'homme sans pieds dévorant allègrement un poulet rôti dodu, et lui, tenant une
grenouille pourrie entre les mains.
La précision de sa
vue augmentant, Itsatsambi constata qu'il était vêtu de guenilles tandis que
celui qu'il portait sur ses épaules avait de magnifiques habits. Il s'arrêta de
manger et s'écria :
« Ah frère,
c'est donc ainsi que tu agis ? Tu te réserves la bonne nourriture et tu me
donnes ce qui est pourri ! Ah, quelle ingratitude ! Jamais je n’aurais pu
t’imaginer capable d’autant d’hypocrisie. »
L'homme sans pieds,
continuant tranquillement à dévorer son poulet, lui dit :
« Frère, que
se passe-t-il ? Comment peux-tu dire que j'ai une meilleure nourriture que la
tienne, toi qui n'es qu'un pauvre aveugle que je guide ?
-Il me semble que nous ne mangeons
pas la même chose, mon frère, insista l’aveugle.
-Écoute, nous mangeons la même chose.
Pour pouvoir en juger, il te manque hélas la vertu de la vue. Je jure qu’il ne
se passe pas un jour que Dieu a créé sans que toi et moi partagions les mêmes
douleurs et les mêmes repas. Je suis ton frère. Ce que je mange, c’est ce que
tu manges. N’oublie pas que j’aurais pu être à ta place et toi à la mienne.
Mange, Itsatsambi et dors ; tu en as bien besoin pour récupérer tes
forces.
_ Prétendrais-tu aussi que nous
sommes habillés de la même façon ?
L’homme sans pieds
s’arrêta un instant de mordre dans la chair tendre du poulet rôti et dit :
-Tu parles comme un insensé,
Itsatsambi. Holà ! Que mon âme ait pitié d’un pauvre aveugle qui ne
voit pas ce qu’il dit. Si tu pouvais voir, mon frère, tu verrais mes guenilles
déchirées et tu comprendrais qu’il vaut mieux parfois être un aveugle car la
vie est plus facile quand on ne la voit pas et quand l’on ignore sa condition.
Il y a tellement d’horribles injustices qu’il vaut mieux les ignorer en ne les
voyant pas car elles empliraient notre coeur de révolte et du dégoût de vivre.
-Ne mangerais-tu pas par hasard un
poulet, mon ami ? S’enquit l’aveugle. Je sens l’odeur du poulet et mon nez ne
me trahit jamais.
-Tu commences à devenir fou, mon
pauvre aveugle. Tu crois voir par le nez mais tu ne le peux et je te plains,
mon ami. Cette odeur qui te colle aux narines est purement imaginaire. Depuis
quand le nez est-il plus fiable que l’œil ? Si seulement tu
pouvais voir en cet instant, je suis sûr que tu aurais plus de respect pour
celui qui te guide, ô pauvre aveugle ! Cela devient de plus en plus
pénible de te supporter. Mes yeux doivent endurer toutes les secondes le
spectacle de ta laideur car tu n’es pas beau, misérable aveugle. Si
tu savais combien je maudis le ciel de m’obliger à partager la vie d’un homme
qui ne voit les choses qu’à travers mes yeux. De nous deux, c’est moi qui
apporte le plus, pauvre aveugle.
- Moi, un pauvre aveugle ? C’était le
cas avant le repas de ce soir car à l’instant où je te parle, les choses sont
bien différentes. Eh bien, sache que je vois à présent, grâce à la grenouille
que tu m'as fait manger. Quand j’ai percé l’abdomen avec les dents, un liquide
verdâtre y a giclé qui m’a donné la vue. Oui, je vois, tes beaux habits dorés
et mes guenilles. Aujourd'hui, le mal que tu m’as fait s'est transformé
en bien. Je vois ! Malgré la nuit qui tombe, les étoiles du ciel me
paraissent des rubis. Je vois ! Qu’importe ces défroques que je vais bientôt
ôter ? Je vois. Je te vois et je peux même te toucher ! Je vois ton menton
lisse et ma barbe broussailleuse. Je vois ! Je vois les flammes du feu qui
pétillent et saluent le ciel. Je peux te remercier de m’avoir permis d’obtenir
ce que personne au monde ne pouvait me donner. Je peux louer Dieu car
désormais, mes yeux contempleront les splendeurs de sa création. Les hommes ne
seront plus que des voix ; je les verrai et je les toucherai. J’étais un
vagabond, me voilà homme à cent pour cent. Je portais un égoïste sur
mes épaules, croulant sous son poids, par monts et par vaux. A présent, je
n’aurai qu’à me porter moi-même, le fardeau le plus léger qui soit et je
n’aurai plus à mendier ma nourriture car je pourrai travailler avec les
autres adultes. Comme tu peux le constater, je n'ai plus
besoin de toi. Si tu m’avais donné juste une aile de ton poulet, rien n’aurait
changé pour moi jusqu’à la fin de mes jours. J’ai perdu un repas, j’ai gagné la
vue ! On ne peut voir Dieu mais sa justice est palpable. Ainsi le
veut ma vue, que nos chemins se séparent et que plus jamais je n’entende parler
de toi !
- Non, ne m'abandonne pas, mon ami !
Nous avons beaucoup de souvenirs et de choses en commun. Souviens-toi que nous
venons du même village et qu’une étrange épidémie a emporté nos deux familles.
Je n’ai plus que toi devant les vivants et les morts. Que vais-je devenir seul
au milieu de cette route peu fréquentée ? J’ai été méchant envers toi
mais le ciel t’a voulu du bien. Je me repens du mal que je t’ai fait.
Pitié ! Vois, la nuit va tomber avec tous ses dangers et sois
bon. Porte-moi jusqu'à un village et ensuite, tu pourras t'en aller. Ce n’est
qu’aujourd’hui que cette bien vilaine idée de te tromper m’a été soufflé par un
très mauvais démon. Pitié, mon ami !
- Tu n'es pas mon
ami, Ngaranza ; tu n’es même pas ton propre ami car tu as réussi à te
faire du mal, toi-même. Tu aurais pu me tuer en me faisant manger un aliment
vénéneux. Tu n’as pas eu la moindre poussière de pitié pour un homme qui t’a
porté pendant dix longues années, qu’il pleuve ou qu’il vente, sur terre, dans
l’eau, dans la boue, sur des routes pierreuses ou escarpées, de jour comme de
nuit, même quand la maladie le tenaillait. Je te laisse à ton destin. Dieu
a fait retomber ton mal sur toi-même. Voir est comme une nouvelle naissance
pour moi ; tout un univers naît à mes yeux. Le monde n’existait que dans
mon imagination ; à présent, c’est une réalité vivante, concrète, visible,
tangible, qui m'apporte des émotions nouvelles. Je n’aurai plus
connaissance des choses par le simple toucher ou par ton regard qui ne me
disait certainement pas la vérité. Elles pourront désormais exister
par elles-mêmes car je peux dès l’instant où j’ai accédé à la vue, les voir. Il
vaut mieux voir les laideurs du monde pour les prévenir. Combien de fois
m’as-tu dupé en mangeant les meilleures parts de ce que les hommes nous
donnaient ? Tu as longtemps profité de mon infirmité. Je te laisse à ton sort.
Adieu, Ngaranza.
-Non, mon ami, ne m’abandonne pas,
s’il te plaît, implora Ngaranza. Aie pitié de moi !
-La pitié ? Sais-tu ce que c’est pour
que je te l’impute à justice ? »
Itsatsambi se leva
et s'en alla, en dépit des supplications de l'homme sans jambes et sans pieds.
Une nouvelle vie l’attendait et il était pressé d’aller la rejoindre. Il marcha
longtemps quand il vit un homme devant un feu qui lui demanda :
« Itsatsambi,
qu’as-tu fait de Ngaranza ? Vous étiez aussi inséparables que les pieds et
les yeux. Te voir tout seul à cette heure avancée m’étonne assez.
-Suis-je l’esclave de Ngaranza pour
toujours le porter sur mes épaules ? Répondit Itsatsambi.
-A ce que je vois, te voilà capable
de te passer de celui qui te servait d’yeux. Par quel miracle as-tu recouvert
la vue ? N’étais-tu pas un aveugle de naissance ?
-Me reprocherais-tu le don de la vue,
celle-là même qui te permet de voir l'homme à qui tu parles en ce moment ? Quel
mal y a-t-il à voir ?
-Aucun. Mais il y en a un à
abandonner un homme sans défense au milieu de la nuit, un homme incapable de
courir.
-Qui êtes-vous pour juger de ma
conduite ?
-Je suis l’homme qui vous a donné le
poulet que Ngaranza a mangé tout seul, te donnant un crapaud à dîner qui t’a
doté de la vue. As-tu besoin de te venger d’un homme qui ne pourra plus
te faire de mal ? Que t’apporte la vengeance si elle te rend plus méchant
que Ngaranza, Itsatsambi ?
-Soit, rien.
-Sache que si Ngaranza meurt ce soir
ta vue mourra avec lui car c’est en quelque sorte lui qui te l’a offerte.
Aussi, je te conseille de retourner sur tes pas pendant qu’il est encore temps.
On ne rend pas le mal pour le bien. »
Et le sage de
la forêt disparut après avoir parlé à Itsatsambi qui crut rêver mais le feu qui
luisait dans la nuit témoignait qu’il n’en était pas le cas. Itsatsambi fit
volte-face et courut chercher Ngaranza avant qu’il ne lui arrivât quelque chose
de dramatique.
Puis vint la nuit.
Et avec elle, l’heure où les animaux sauvages chassent dans l’ombre. Dans sa
solitude, Ngaranza dormait à côté du feu quand il fut réveillé par des
rugissements féroces. Il essaya de se mouvoir mais s’essouffla
bientôt, les deux mains écorchées par l’effort qu’il avait fait. Et
il pleura comme un enfant abandonné par sa mère, et il pleura comme s’il avait
sentit l’odeur de la mort. Dans la nuit, les félins furent d’abord des yeux
étincelant de cruauté. Quand l’homme sans pieds vit la horde des lions énormes,
il crut que sa fin était arrivée. Il cria d'une voix qui déchira la quiétude de
la nuit prenant son droit de noirceur. Hélas, seul l'écho fut la réponse de
l'infini. De désespoir, il pleura et pleura encore, se disant que le ciel
apitoyé pouvait peut-être lui venir en aide. Cependant, le destin restait cruel
et le ciel demeura un vaste ensemble de nuages noirs criblés d’autant d’yeux
que d’étoiles. Ce fut le moment de sa vie où il sentit la solitude peser comme
une tonne de pierres.
Le roi
des lions, d’une voix rauque, dit à ses pairs : « Regardez, c’est
Ngaranza abandonné par Itsatsambi qui s’est rendu compte qu’il le brimait en
biens et en vivres. A cette heure où nous avons festoyé de deux buffles, il est
inutile de le tuer car la mort serait pour lui délivrance. Il faut qu’il paye
ce qu’il a fait à un brave homme qui le portait. Je crois qu’il nous faut
seulement lui ôter la vue afin qu’il comprenne ce que c’est d’être aveugle. Que
l’un d’entre vous lui arrache vite les deux yeux car je sens une présence
humaine qui arrive à pleines jambes. Je parie qu’il s’agit d’Itsatsambi revenu
sur sa décision de laisser Ngaranza tout seul. »
D’un coup de
patte, un lion lui arracha les deux yeux. Accablé par la douleur, il s’efforça
de crier plus haut que les lions qui rugissaient. Il fut plongé dans la nuit de
la cécité, celle qui fait que même le jour est nuit. Il avança dans le noir et
tomba dans le feu. Il cria à se fendre la voix :
« A moi
! Au secours ! Que la pitié me vienne en aide ! »
Hélas, personne ne
pouvait le délivrer de cette situation terrible où l’épouvante était sa seule
compagne.
Les lions
s’en allèrent et laissèrent Ngaranza seul dans sa nuit totale.
Au loin, Itsatsambi entendit les cris saillants de Ngaranza dévoré par la douleur. Il courut de plus en plus vite et pria pour arriver encore à temps...
« Ngaranza !
Ngaranza !
-Je suis là. Un lion m’a ôté les deux
yeux. Je ne vois plus rien.
-Je ne te vois pas parce que le feu
est éteint. Tiens bon j’arrive. Je n’aurais pas dû te laisser tout seul ;
pardonne ma colère aveugle.
-Je te comprends et pense que tu n’as
pas tort.
-Je t’ai trouvé grâce
au son de ta voix. Je vais arrêter l’hémorragie de tes yeux avec un
tissu. Demain, au lever du jour, on te soignera.
-Hélas, on ne me rendra pas ma vue.
Tout se passe comme si tu as pris ma place et toi la mienne.
-Ne t’en fais pas. Tant que je
vivrai, je serai toujours là pour toi ; ne suis pas assez fort pour
travailler pour deux et même plus ? Rassure-toi, tu n’es pas
tout seul ; ton frère est là. »
« Quand le mal
accouche du bien, il n’y a plus de place pour la vengeance. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire