RÉSUMÉ : Un grand-père du futur (1980) raconte la
visite sur Terre du vrai saint Jean-Baptiste lors de la célébration de la fête
nationale le 24 juin 1880. [1] SUR L’ŒUVRE : [2], [3] ÉDITIONS : Le
Vingt-quatre juin 1880, publication spéciale à l'occasion de la
Saint-Jean-Baptiste, L.J. Demers & frère, imprimeurs-éditeurs, p. 7. ; Le
Monde illustré, volume 14, numéro 685 (19 juin 1897), p. 116[4]. ; Imagine,
volume 5, numéro 19 (octobre-novembre 1983), p. 9-12.
— Grand-père, diront les futurs petits-fils d'un de
nos futurs arrière-neveux, contez-nous donc quelque chose.
— Je le veux bien, mes enfants, répondra le bonhomme
en bourrant sa pipe. Qu’est-ce que vous désirez entendre ?
— Un conte ! s'écrieront les plus jeunes.
— Des aventures de Sauvages ! Renchériront les
petits hommes de quinze ans.
— Non pas, grand-père, une histoire instructive,
quelque légende du bon vieux temps ! demanderont les sages, les moustaches
naissantes.
— Soit ! fera le vieillard, s'adressant à ces
derniers.
La scène se passera le soir du 24 juin 1980, dans
une de ces grandes paroisses formées sur les riches terrains d'alluvion que
recouvre aujourd'hui le lac Saint-Jean.
Après que le conteur aura soigneusement allumé sa
pipe et que le cercle se sera rétréci autour de sa chaise, il commencera ainsi
:
— Mes enfants, il y a de ça aujourd'hui juste cent
ans, nos ancêtres célébraient, eux aussi, la Saint Jean-Baptiste dans la ville
de Québec. — Il faut vous dire, entre parenthèses, que Québec était loin d'être
alors ce qu'il est aujourd'hui. C'était une humble ville qui n'avait pas même
cent mille âmes et dont le commerce était encore à l'état d'enfance. On y
passait le temps à se chamailler à propos de politique, au lieu de travailler à
la colonisation, comme cela s'est fait plus tard. Deux beaux grands ponts ne
reliaient pas, comme aujourd’hui, la rive sud à la rive nord ; le chemin de fer
du Lac n'était qu'en projet ; ceux de Québec à Tadoussac et de Tadoussac à
Chicoutimi n'avaient pas la plus petite chance d'être construits. Tout
annonçait la misère dans notre pauvre pays. On laissait les choses aller au
hasard, sous l'œil de Dieu. Croiriez-vous, mes enfants, qu'à l'endroit même où
nous sommes, il y avait autrefois un grand lac vaseux de plus de cent milles de
tour et qu'on n'avait pas même songé à l'assécher en creusant le canal de la
Grande Décharge ? C'est pourtant comme je vous le dis. Pour me résumer en deux
mots, le pays tout entier — je parle du pays français — ne comptait guère plus
d'un million de Canadiens, tandis qu'aujourd'hui la province du Saguenay seule
en donne trois millions et qu'il y a au moins sept millions de nos gens dans ce
que nous appelons la Vieille Province.
À cette révélation surprenante, les petits-fils du
conteur ouvriront les yeux et se diront que nous, leurs ancêtres, nous étions
de fiers crétins. Avouons modestement que nous n'aurons pas volé cette
épithète.
Le grand-père futur reprendra :
— La misère était donc grande chez nos ancêtres d'il
y a cent ans. Cela ne les empêcha pourtant pas de célébrer magnifiquement notre
fête nationale, en 1880. On avait invité tous les Canadiens de l'Amérique, et
il en arriva plus qu'on ne l'espérait même, — si bien que la ville de Québec
parut, ce jour-là, un immense camp de pèlerins, tout comme La Mecque, la ville
sainte des Musulmans.
Saint Jean-Baptiste, du haut du ciel, contemplait
avec amour ce spectacle de tout un peuple réuni pour le célébrer. Il souriait
doucement, le bon saint, mais il y avait une pointe de tristesse dans son
sourire. Il se disait que ses amis canadiens se mettaient là pour lui en bien
grands frais, et il cherchait le moyen de faire tourner à leur profit cette
générosité un peu forte pour leur bourse. Une idée lui vint tout à coup, et il
se dirigea de suite vers le trône du bon Dieu. Là se tenaient une foule de
saints de sa connaissance : saint Pierre, saint Joseph, saint Mathieu, et bien
d’autres. Voyant la mine renfrognée de saint Jean-Baptiste, le propre jour de
sa fête, ceux-ci se doutèrent bien que leur camarade avait quelque chose à
demander.
Ils ne se trompaient pas. Le bon Dieu, lui, souriait
paternellement.
Saint Jean-Baptiste se prosterna et dit :
— Père-Éternel, accordez une faveur à votre pauvre
Jean.
— Que veux-tu, mon bon Jean? Je ne te refuserai rien
aujourd'hui.
— Père-Éternel, je voudrais aller sur la Terre.
— Vas-y. Qui t'en empêche ?
— C'est que...
— Parle sans crainte.
— Je voudrais y aller avec mon corps terrestre.
— Mais ta tête a été coupée, tu le sais bien !
— Père-Éternel, vous m'en prêterez une autre
semblable.
— C’est facile.
— Et j'apporterai ma vieille tête sous mon bras.
— Accordées les deux têtes.
— Seulement, je voudrais que cette dernière fut
convertie en diamant.
— Vaniteux ! fit en souriant le Père-Éternel.
Accordée aussi la tête de diamant.
Saint Jean-Baptiste se prosterna de nouveau et
partit aussitôt pour notre planète. Les saints, ses amis, le croyant toqué,
souriaient dans leur barbe en le voyant ainsi agrémenté d'une tête de rechange.
Mais saint Jean, qui avait son projet, les laissa rire et fila vers la Terre
avec la vitesse du regard de Dieu.
Il arriva à Québec en moins d'une seconde.
Tout y était en émoi. L'immense procession
s‘organisait ; les chars allégoriques de toutes sortes se mouvaient ci et là ;
les bannières, les banderoles et les drapeaux flottaient au vent... C’était
beau, c’était grand... pour l’époque.
Soudain, une étrange rumeur circule : le personnage
principal de la procession, le petit saint Jean-Baptiste, a disparu !... On l'a
cherché en vain... Il s'est évanoui comme une fumée, comme un brouillard... Il
faut le remplacer ; mais le temps presse, la foule s'impatiente, et les lourds
chariots sont déjà partout en mouvement.
Le président — il s'appelait Jacques Rhéaume — est
au désespoir ; il s'arrache les cheveux... Peut-être va-t-il se dépouiller
lui-même, revêtir une peau de bête et remplacer le personnage manquant.
Mais, à ce moment même, un homme jeune encore se
présente, arrivant on ne sait d'où. Il ressemble « comme deux gouttes d'eau »
au vrai saint Jean-Baptiste des Écritures et est revêtu comme lui « de poils de
chameau ». Une ceinture de cuir entoure ses reins, et il cache sous son étrange
vêtement un objet assez volumineux.
Sans mot dire, l'inconnu saute dans le char principal,
et fouette, cocher ! La procession s’ébranle.
Le président, tout ébahi, n'en revenait pas ; il
croyait rêver... Mais la foule se mit à crier : vivat ! Et le char triomphal
disparut sous les arches de verdure, entre les décorations de toutes sortes, au
son des fanfares éclatantes et escorte de plus de cinquante mille personnes.
Ce fut un beau jour pour notre peuple, mes enfants.
Bien des cœurs forts battirent à l'unisson et bien de douces larmes coulèrent
pendant cette grande exaltation du précurseur de Jésus-Christ.
Le remplaçant du petit saint Jean-Baptiste surtout
paraissait ému ; et, quand la procession fut finie, son visage était radieux et
sa tête semblait entourée d‘une auréole...
Le président, venu pour le complimenter et le
remercier, se troubla à son aspect...
Une inspiration d'En-Haut fut pour lui une
révélation, et il tomba à genoux, s’écriant :
— Vous êtes saint Jean-Baptiste, le vrai saint
Jean-Baptiste !
— Je le suis, en effet, répondit le saint. J'ai vu
mon peuple pauvre, mais toujours croyant... J'ai voulu venir moi-même le
récompenser.
Puis, entrouvrant son manteau rustique :
— Voici ma tête, qui fut coupée à la prière
d'Hérodiade... Dieu l'a convertie en diamant... Je la donne à mon peuple, à ce
peuple qui m'est demeuré fidèle... Faites-en usage pour la plus grande gloire
de Dieu et le plus grand avantage de ceux qui aiment saint Jean-Baptiste !
Ces paroles prononcées, une grande lumière se fit,
qui aveugla tout le monde, et le saint remonta au ciel ...........
Et voilà comment il se fait, mes enfants, que, grâce
à la générosité de notre céleste patron, la population canadienne s'est
décuplée et tout le pays s’est colonisé en moins d'un siècle .........
Le vieillard secouera sur son pouce la cendre de sa
pipe... Et nos arrière-petits-neveux sentiront redoubler leur amour pour saint
Jean-Baptiste, patron des Canadiens français !
Catégories : Conte19e siècle1880
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