« Aujourd’hui vous allez faire une rédaction », dit
le maître en classe de Sixième. « Prenez vos cahiers et écrivez : Ce que je
ferais si j’étais millionnaire. »
Oh ! Pour une fois, c’était un sujet formidable, et
les enfants se mirent au travail avec enthousiasme. Les plumes grinçaient avec
zèle sur le papier, et çà et là, un garçon ou une fillette rêvait, le bout du
porte-plume entre les dents, avant de continuer. Comme c’était intéressant de
décrire ce qu’on entreprendrait si, par hasard, on gagnait un million à la
loterie.
À la fin du cours, le professeur ramassa les
cahiers. Rentré chez lui, il alluma sa pipe et commença à lire. Ceci, c’était
la rédaction de Roger, un joyeux petit garçon à la bouche et aux yeux rieurs,
et qui prenait la vie du bon côté.
« Si j’avais un million », écrivait le garçon, « je
m’achèterais un magnifique chalet sur les bords du lac des Quatre-Cantons et
une auto grande comme un camion de déménagement. Il me faudrait également un
yacht de luxe avec un moteur. Je sillonnerais alors le lac du matin au soir,
comme une flèche, et les gens nageant dans l’eau, seraient épouvantés quand je
m’amuserais à les frôler. Par mauvais temps, je prendrais place dans ma voiture
du tonnerre et je parcourrais à cent à l’heure, tous les cantons, et tous les
gens me regarderaient et diraient : c’est Roger, le millionnaire. Voilà qui
serait chic ! Comme j’aimerais être millionnaire ! »
Le professeur ferma le cahier avec un sourire,
saisit le suivant qui appartenait au gros Jeannot.
« Si j’étais millionnaire, j’épouserais la
cuisinière de l’hôtel de la Rose, parce qu’elle cuisine comme pas une. Il
faudrait qu’elle me serve chaque jour mes mets préférés, du veau froid, en
entrée, un grand plat de nouilles au gruyère, de l’oie rôtie et des fraises à
la crème fouettée. Si je recevais cela tous les jours, je serais content. Je
n’aurais pas d’autre désir. Ah ! si, il me faudrait encore, bien entendu, une
glace aux fruits chaque jour. »
« Quel affreux gourmand », murmura le professeur, en
souriant. Puis, il prit le devoir de Rosette, qui avait tendance à être
coquette.
« Si j’avais un million », y lisait-on, « je
m’achèterais les plus beaux vêtements, comme on en voit au cinéma. Je
changerais de robe trois fois par jour, avec l’aide d’une femme de chambre,
toujours comme dans les films. Et puis, je ferais moi-même du cinéma,
naturellement, parce que, quand on a beaucoup d’argent, on arrive à ce que l’on
veut. Je jouerais les plus beaux rôles, et les gens diraient : c’est la
millionnaire, voyez comme elle joue merveilleusement bien. »
« Eh bien ! » murmura le maître, en hochant la tête
« Que de rêves dans cette petite tête ». Puis venait la rédaction du petit
Frédéric, le fils du forestier.
« Si je gagnais un million, je serais forestier
comme mon père, car il n’y a rien de plus beau que d’être forestier, même si on
est millionnaire. Mais j’achèterais alors toute la forêt, ainsi elle
m’appartiendrait avec tout le gibier, et j’irais à la chasse tout seul, parce
que je ne veux pas que les chasseurs du dimanche blessent le gibier. »
« Voilà qui n’est pas mal du tout, ce petit Frédéric
fera son chemin », se dit le maître en lui-même. Il eut encore bien des cahiers
en mains, et les châteaux en Espagne que les enfants se construisaient
s’échafaudaient toujours plus haut. Enfin, il ne resta plus que le cahier de
Rosine, une petite fille pauvre, dont la maman était malade. Le père était mort
par accident quelques années auparavant.
« Si j’avais un million », écrivait l’enfant, «
j’achèterais une petite maison avec un toit rouge et des volets verts. Et c’est
là que je voudrais vivre avec ma mère, et il y aurait beaucoup de fleurs aux
fenêtres. J’appellerais aussi le médecin le plus réputé auprès de ma mère, afin
qu’il la guérisse. Je ne désirerais rien de plus pour moi, parce que quand je
serai grande et si maman est en bonne santé, nous gagnerons assez d’argent pour
ne pas souffrir de la faim. Le reste de l’argent, je l’emploierais pour les
pauvres, afin qu’eux aussi n’aient plus faim et qu’ils puissent également se
soigner et guérir s’ils sont malades. Ainsi, je pourrais faire beaucoup de
bien, car, il me semble que celui qui possède un million doit aussi faire le
bien et secourir les pauvres là où il peut. Voilà ce que j’aimerais réaliser,
si j’étais millionnaire. »
Le lendemain, le professeur rendit les cahiers.
« Vous avez tous employé le million à des fins
différentes », dit-il, tandis que les enfants dressaient l’oreille. « Certains
d’entre vous ont écrit des choses réellement insensées, et il faut se réjouir
sincèrement qu’ils n’aient point gagné le million à la loterie. Roger, avec son
yacht, deviendrait probablement fou de vitesse et ne ferait rien de bien de
toute sa vie. Il est plus sage pour lui d’apprendre un métier honorable, pour
devenir un maître adroit et il sera ainsi plus utile à ses semblables que s’il
était un millionnaire qui avale des kilomètres. »
Roger regarda son professeur d’un œil un peu
sceptique. Tout cela ne lui semblait pas tellement vrai.
« Jeannot, lui, n’aspire qu’à la bonne chère. S’il
faisait de tels festins chaque jour, il aurait vite une maladie d’estomac qui
lui provoquerait d’horribles douleurs et il finirait bientôt à l’hôpital ou
même au cimetière. Pour celui-là aussi, il vaut mieux qu’il ne gagne pas le
million. »
Les enfants jetèrent un regard malicieux à Jeannot
qui, à son tour, ne paraissait pas très convaincu par les paroles du maître.
« Rosette aimerait de beaux vêtements, devenir une
élégante et embrasser la carrière de star de cinéma. C’est bien la chose la
plus idiote, à mon avis. Tout mannequin de mode ne devient pas forcément une
bonne actrice, et il vaut mieux, sans nul doute, qu’elle apprenne à cuisiner, à
raccommoder et à repriser des bas. Et elle sera plus heureuse. »
Rosette baissa la tête, son joli visage tout
empourpré.
« Ce qu’a écrit Frédéric, me plaît beaucoup. Il veut
devenir forestier, malgré le million, et prouve son bon cœur vis-à-vis des
animaux de la forêt. Je lui souhaiterais volontiers le million. Cependant,
c’est Rosine qui en ferait le meilleur usage. Elle secourrait sa mère malade,
et se procurerait pour elle-même une aisance modeste, donnant le reste aux
pauvres. Et elle a bien raison, parce que celui qui est riche, doit faire
beaucoup de bien. Et les autres n’y ont même pas pensé. Nous restons, même avec
un million de fortune, les régisseurs de Dieu sur la terre. C’est pourquoi nous
n’avons pas le droit de penser uniquement à nous-mêmes, mais au contraire, nous
devons aider notre prochain dans toute la mesure du possible. Parce que nous
devrons rendre compte à Dieu de nos biens terrestres comme du reste. C’est
pourquoi je souhaiterais le million à Rosine. Elle en a fait le meilleur usage
dans sa rédaction.
Les enfants rentrèrent pensifs à la maison. Le
maître avait raison, sans aucun doute ; c’est Rosine qui seule avait pensé
qu’avec une telle somme d’argent on devait penser également à rendre heureux
ses semblables. Roger, cependant, dit à son ami, le fils du forestier :
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