J’entends de la musique.
Des voix de femmes.
Je m’approche de la place des marchands…
Un homme joue du violon.
Deux femmes sont assises par terre.
L’une plus âgée, l’autre plus jeune : elles
chantent.
J’ai traversé la ville, les bruits, la folie des
activités,
Et je me retrouve ici, sur cette place, comme une
oasis de paix et de bien-être.
Je m’assieds sur un banc de pierre.
Je regarde, j’écoute.
Je me sens bien.
Il est beau cet air de violon.
Elles sont belles, ces voix de femmes.
Et alors que le soleil allait se coucher, à la fin
de son morceau, l’homme au violon s’est approché de moi, et m’a raconté cette
histoire.
Je la partage avec toi.
Brave homme en marche, j’ai vu que tu étais prêt à
écouter mon histoire.
Écoute-la.
C’est ma grand-mère qui me la racontait quand
j’étais petit…
Écoute…
Un jour, un homme est arrivé dans le village.
Il venait de loin.
— « Un étranger ! », on a dit dans le village.
Personne ne le connaissait.
Il ne parlait pas la même langue que les gens du
village.
Pourtant, il souriait comme tout le monde.
Il avait le même regard, la même façon de marcher.
Cet homme est resté au village, s’est installé dans
une maison, un peu à l’écart.
Longtemps, très longtemps, il est resté seul.
Personne ne lui parlait.
Et lui, il ne parlait avec personne.
— On ne connaît pas sa langue ! disaient toujours
les gens.
— Il ne connaît pas notre langue ! Disaient les
autres.
Et un jour, bien des années plus tard,
– c’est ce qu’on raconte et qu’on racontera encore
–, l’homme est arrivé sur la place du village et il a dit :
— Venez chez moi. Je vous invite pour un grand repas
!
Je vous invite tous !
Et il a dit ça dans la langue des gens du village…
Les gens se sont regardés :
— Mais comment est-ce possible ?
Il parle comme nous maintenant !
On a bien compris ce qu’il voulait nous dire.
Mais que va-t-il nous servir à manger ?
Et ils ont tous accepté.
Personne n’a osé refuser.
Pourtant tous craignaient de ne pas aimer ce qu’il
allait proposer comme repas :
— Un repas de pas de chez nous !
Nous, on ne mange pas comme lui !
Et puis, il ne sait pas préparer le repas comme nous
!
Mais quelle surprise alors…
Il avait dressé la table… comme eux ils le faisaient
toujours aux grandes fêtes !
Il avait préparé un repas… comme chez eux !
Je n’ai pu m’empêcher d’interrompre l’homme de la
place et de lui demander :
— Le même ?
Enfin… presque…
Les hommes et les femmes du village retrouvaient les
mêmes plats, les mêmes ingrédients, les mêmes façons de présenter la
nourriture…
Enfin… presque les mêmes !
Parmi ces plats, on trouvait aussi d’autres plats
qu’ils ne connaissaient pas. Celui qu’on surnommait l’étranger avait tout
préparé un peu à sa façon… avec ce qu’il faisait avant !
Et ce soir-là, tous les gens ont accepté de
découvrir d’autres plats, tous les gens ont osé goûter à d’autres préparations.
Et ils ont mangé et bu, beaucoup…
Ils ont dansé sous la pleine lune, toute la nuit.
Elle était si belle, si ronde cette lune qui les
regardait faire !
Et ils ont bu encore !
Tu me demanderas sans doute comment il a fait, cet
homme.
C’est la question que je posais chaque fois à ma
grand-mère quand elle arrivait à ce moment dans l’histoire.
Écoute…
Les gens du village se sont regardés avec la même
question :
« Mais comment…comment il a fait ? »
Et on a découvert alors que, dans ce village, des
hommes et des femmes venaient aussi d’ailleurs, certains depuis quelques
années, d’autres depuis des générations. Ils étaient, ou avaient été, des
étrangers…
Mais on l’avait oublié !
Et à ce moment-là, ma grand-mère regardait le ciel
en disant : « Mais quand cesse-t-on d’être un étranger quelque part ? »
Oui, tout le monde se demandait, comment cet
étranger avait fait pour préparer une si belle table ? Si accueillante, riche,
variée ? Comment avait-il fait pour que la fête soit réussie malgré toutes
méfiances ?
Un homme a pris la parole :
— Il a fait ce que nous avons fait.
Nous avons regardé, écouté.
Nous avons goûté à tous les plats d’ici.
Nous avons aussi gardé nos façons de préparer le
repas.
Une femme a pris la parole :
— Nous avons accepté de ne pas avoir tout ce qu’il
fallait pour faire les préparations comme chez nous : pas ce soleil du pays
quitté, pas cette huile de là-bas, plus cette grand-mère qui savait tout faire…
Nous avons alors découvert d’autres recettes, avec
d’autres ingrédients.
Cette découverte, c’est ce qu’on a appelé chez nous
le « Balalumba », ce petit morceau d’univers qui illumine nos bouches de
vivants. Je vous raconterai cette histoire un de ces prochains soirs.
Celui qu’on disait l’étranger a pris la parole :
— Moi aussi je connaissais le « Balalumba »…
Il est de coutume chez moi de considérer chaque
invité comme une chance, de l’accueillir
comme un roi.
On lui ouvre les portes de sa maison, comme s’il
était le plus grand ami. Et on lui offre un repas… le meilleur repas.
Un repas de délices !
J’ai voulu le faire pour vous, avec vous.
Les rôles ont simplement été renversés !
La femme reprit la parole :
— Ainsi l’ingrédient unique pour réussir le meilleur
plat n’existe qu’en nous… Être ensemble, rire et chanter en restant soi-même et
en laissant l’autre être lui-même…
On dit dans mon pays que c’est la fumée, les femmes
et les oignons qui font pleurer… Moi je vous dis, demain je vais vous préparer
une bonne soupe, avec des oignons qu’on épluchera ensemble… Oui, les oignons
nous feront pleurer, mais pleurer de rire. Parce qu’on sera ensemble pour
préparer, et ensemble on sera pour manger !
Et après… on verra ce qu’on mangera !
J’hésite entre un couscous et un steak poivre vert !
Celui qu’on disait l’étranger a repris la parole :
— De toute façon, comme dessert, ce sera un tiramisu
à ma façon.
J’ai découvert ici ce dessert, et c’est devenu mon
dessert préféré !
Et que j’aime surtout manger avec vous. Il a plus de
goût.
Bien sûr, il m’a fallu du temps pour découvrir tout
cela.
Mais c’est surtout grâce à vous.
Et…
L’homme au violon s’est tu.
Il s’est mis à sourire.
Ses yeux regardaient le ciel où brillaient déjà
quelques étoiles.
Je l’ai regardé, et je lui ai dit : « Merci ! ».
Je me suis levé.
Et j’ai marché dans la nuit.
Et maintenant place à la fête !
Dressons la table de l’amitié, la table de la paix, la table des souvenirs d’hier et celle de nos
délices d’aujourd’hui !
Racontons des histoires, chantons et mangeons !
En cuisine,
— et c’est comme en voyage — le mieux c’est de se
perdre.
Lorsqu’on s’égare, les recettes font place aux
surprises et c’est alors, mais alors seulement, que le plat commence.
Je dirais… que le voyage commence !
Puisque la terre est ronde !
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