mardi 15 octobre 2019

Le repas de l’étranger


J’entends de la musique.
Des voix de femmes.
Je m’approche de la place des marchands…
Un homme joue du violon.
Deux femmes sont assises par terre.
L’une plus âgée, l’autre plus jeune : elles chantent.
J’ai traversé la ville, les bruits, la folie des activités,
Et je me retrouve ici, sur cette place, comme une oasis de paix et de bien-être.
Je m’assieds sur un banc de pierre.
Je regarde, j’écoute.
Je me sens bien.
Il est beau cet air de violon.
Elles sont belles, ces voix de femmes.
Et alors que le soleil allait se coucher, à la fin de son morceau, l’homme au violon s’est approché de moi, et m’a raconté cette histoire.
Je la partage avec toi.
Brave homme en marche, j’ai vu que tu étais prêt à écouter mon histoire.
Écoute-la.
C’est ma grand-mère qui me la racontait quand j’étais petit…
Écoute…
Un jour, un homme est arrivé dans le village.
Il venait de loin.
— « Un étranger ! », on a dit dans le village.
Personne ne le connaissait.
Il ne parlait pas la même langue que les gens du village.
Pourtant, il souriait comme tout le monde.
Il avait le même regard, la même façon de marcher.
Cet homme est resté au village, s’est installé dans une maison, un peu à l’écart.
Longtemps, très longtemps, il est resté seul.
Personne ne lui parlait.
Et lui, il ne parlait avec personne.
— On ne connaît pas sa langue ! disaient toujours les gens.
— Il ne connaît pas notre langue ! Disaient les autres.
Et un jour, bien des années plus tard,
– c’est ce qu’on raconte et qu’on racontera encore –, l’homme est arrivé sur la place du village et il a dit :
— Venez chez moi. Je vous invite pour un grand repas !
Je vous invite tous !
Et il a dit ça dans la langue des gens du village…
Les gens se sont regardés :
— Mais comment est-ce possible ?
Il parle comme nous maintenant !
On a bien compris ce qu’il voulait nous dire.
Mais que va-t-il nous servir à manger ?
Et ils ont tous accepté.
Personne n’a osé refuser.
Pourtant tous craignaient de ne pas aimer ce qu’il allait proposer comme repas :
— Un repas de pas de chez nous !
Nous, on ne mange pas comme lui !
Et puis, il ne sait pas préparer le repas comme nous !
Mais quelle surprise alors…
Il avait dressé la table… comme eux ils le faisaient toujours aux grandes fêtes !
Il avait préparé un repas… comme chez eux !
Je n’ai pu m’empêcher d’interrompre l’homme de la place et de lui demander :
— Le même ?
Enfin… presque…
Les hommes et les femmes du village retrouvaient les mêmes plats, les mêmes ingrédients, les mêmes façons de présenter la nourriture…
Enfin… presque les mêmes !
Parmi ces plats, on trouvait aussi d’autres plats qu’ils ne connaissaient pas. Celui qu’on surnommait l’étranger avait tout préparé un peu à sa façon… avec ce qu’il faisait avant !
Et ce soir-là, tous les gens ont accepté de découvrir d’autres plats, tous les gens ont osé goûter à d’autres préparations.
Et ils ont mangé et bu, beaucoup…
Ils ont dansé sous la pleine lune, toute la nuit.
Elle était si belle, si ronde cette lune qui les regardait faire !
Et ils ont bu encore !
Tu me demanderas sans doute comment il a fait, cet homme.
C’est la question que je posais chaque fois à ma grand-mère quand elle arrivait à ce moment dans l’histoire.
Écoute…
Les gens du village se sont regardés avec la même question :
« Mais comment…comment il a fait ? »
Et on a découvert alors que, dans ce village, des hommes et des femmes venaient aussi d’ailleurs, certains depuis quelques années, d’autres depuis des générations. Ils étaient, ou avaient été, des étrangers…
Mais on l’avait oublié !
Et à ce moment-là, ma grand-mère regardait le ciel en disant : « Mais quand cesse-t-on d’être un étranger quelque part ? »
Oui, tout le monde se demandait, comment cet étranger avait fait pour préparer une si belle table ? Si accueillante, riche, variée ? Comment avait-il fait pour que la fête soit réussie malgré toutes méfiances ?
Un homme a pris la parole :
— Il a fait ce que nous avons fait.
Nous avons regardé, écouté.
Nous avons goûté à tous les plats d’ici.
Nous avons aussi gardé nos façons de préparer le repas.
Une femme a pris la parole :
— Nous avons accepté de ne pas avoir tout ce qu’il fallait pour faire les préparations comme chez nous : pas ce soleil du pays quitté, pas cette huile de là-bas, plus cette grand-mère qui savait tout faire…
Nous avons alors découvert d’autres recettes, avec d’autres ingrédients.
Cette découverte, c’est ce qu’on a appelé chez nous le « Balalumba », ce petit morceau d’univers qui illumine nos bouches de vivants. Je vous raconterai cette histoire un de ces prochains soirs.
Celui qu’on disait l’étranger a pris la parole :
— Moi aussi je connaissais le « Balalumba »…
Il est de coutume chez moi de considérer chaque invité comme une  chance, de l’accueillir comme un roi.
On lui ouvre les portes de sa maison, comme s’il était le plus grand ami. Et on lui offre un repas… le meilleur repas.
Un repas de délices !
J’ai voulu le faire pour vous, avec vous.
Les rôles ont simplement été renversés !
La femme reprit la parole :
— Ainsi l’ingrédient unique pour réussir le meilleur plat n’existe qu’en nous… Être ensemble, rire et chanter en restant soi-même et en laissant l’autre être lui-même…
On dit dans mon pays que c’est la fumée, les femmes et les oignons qui font pleurer… Moi je vous dis, demain je vais vous préparer une bonne soupe, avec des oignons qu’on épluchera ensemble… Oui, les oignons nous feront pleurer, mais pleurer de rire. Parce qu’on sera ensemble pour préparer, et ensemble on sera pour manger !
Et après… on verra ce qu’on mangera !
J’hésite entre un couscous et un steak poivre vert !
Celui qu’on disait l’étranger a repris la parole :
— De toute façon, comme dessert, ce sera un tiramisu à ma façon.
J’ai découvert ici ce dessert, et c’est devenu mon dessert préféré !
Et que j’aime surtout manger avec vous. Il a plus de goût.
Bien sûr, il m’a fallu du temps pour découvrir tout cela.
Mais c’est surtout grâce à vous.
Et…
L’homme au violon s’est tu.
Il s’est mis à sourire.
Ses yeux regardaient le ciel où brillaient déjà quelques étoiles.
Je l’ai regardé, et je lui ai dit : « Merci ! ».
Je me suis levé.
Et j’ai marché dans la nuit.
Et maintenant place à la fête !
Dressons la table de l’amitié, la table de la paix,  la table des souvenirs d’hier et celle de nos délices d’aujourd’hui !
Racontons des histoires, chantons et mangeons !
En cuisine,
— et c’est comme en voyage — le mieux c’est de se perdre.
Lorsqu’on s’égare, les recettes font place aux surprises et c’est alors, mais alors seulement, que le plat commence.
Je dirais… que le voyage commence !
Puisque la terre est ronde !
Ronde et belle !

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