Il pleuvait depuis bientôt trois jours, mais cela
n’empêchait point Thomas, Jacques et Mathieu, les trois apprentis du sieur
Bille, maître ébéniste en la commune d’Auteuil-en-Parisis, d’avoir la joie au
cœur. La fête de l’illustre corporation des Artisans Charpentiers-Menuisiers-Ébénistes
était proche. On la célébrerait le lendemain avec tout l’éclat accoutumé. Pour
les trois jeunes garçons qui, depuis trois ans, œuvraient en apprentissage sous
la direction de Maître Bille, cette journée était d’importance. Ils allaient
présenter à Messieurs les Syndics de la Corporation leurs « chefs‑d’œuvre ».
Une acceptation ou un refus, et nos trois apprentis se voyaient accéder à la
dignité de « compagnons », ou bien ils demeuraient encore, au moins pour une
année, d’humbles apprentis sans gages ni renom.
Pour l’heure, Thomas, Jacquot et Mathieu
s’appliquaient avec entrain, sous l’œil de Maître Bille, à orner la boutique de
toutes sortes de guirlandes fleuries et de jolies verdures.
* * *
Enfin, sur le coup de cinq heures, tout fut bien
astiqué, serré et ordonné. Au dehors, la pluie tombait toujours. On était à la
mi-mars, et le printemps, en cette année 1784, semblait décidément vouloir se
faire désirer.
C’était alors la tradition que chaque apprenti avant
de devenir compagnon, puis plus tard chaque compagnon avant de devenir patron,
présente à la corporation à laquelle il appartenait un modèle de travail
exécuté exclusivement par lui et qu’on appelait « le chef‑d’œuvre »
« Eh bien ! vite, s’exclama Maître Bille,
montrez-moi maintenant les merveilles que vous avez conçues, mes petits, et
qui, je n’en veux point douter, feront l’honneur de ma devanture. »
Fort ému, chacun des apprentis déposa devant son
patron la boîte vernissée contenant son chef‑d’œuvre. Thomas, le premier,
ouvrit la sienne. Il en sortit une ravissante petite table coiffeuse à deux
corps de marqueterie à la rose, pouvant contenir en ses innombrables petites
cases tant de parfums et de colifichets… de quoi faire pâmer d’aise la plus
enragée coquette,
« Voilà qui est fort joli et bien conditionné,
approuva sincèrement Maître Bille. Ajouterais-je que tu as grandement raison
d’œuvrer ainsi pour les dames. Leur clientèle est agréable. Avec elles, un artisan
est toujours sûr de faire argent, car il leur faut sans cesse du neuf. Nous
exécuterons ta coiffeuse ici-même. »
Maître Bille s’enchanta sans retenue :
« Tu as bien
agi, Mathieu, en proposant à tes pratiques un tel abri pour leur argent. Qui
parle d’écus et de pièces d’or sait toujours flatter son homme. J’approuve donc
à plein ton idée et l’art dont tu as su la parer. Et toi, Jacquot, poursuivit
le patron, fais-nous voir quel est ton chef‑d’œuvre ? »
Maître Bille, abasourdi, vit Jacquot sortir de son
coffret la figure sculptée d’un homme barbu en longue robe. Cela lui parut
extravagant :
« Eh quoi, que vois-je ? Une statue ?… Que diable
as-tu voulu faire là ?
— Une effigie de saint Joseph, le patron de tous les
menuisiers, notre Maître. Sa fête ne tombe-t-elle point demain, 19 mars ?… »
Le patron éclata tout à coup :
« Triple sot que tu es ! Pauvre niais ! Grand nigaud
! Ainsi, auras-tu perdu tes heures de labeur et une matière aussi précieuse,
car c’est bien là du vieux chêne, à tailler une idole, la statue d’un homme
mort voici plus de mil sept cents ans et que personne ne connaît plus. »
Jacquot était prêt à pleurer. Maître Bille n’en
avait cure et continua à gronder fort.
« Ta conduite a‑t-elle le sens commun ?… Aller
gâcher ton temps à de pareilles sornettes, quelle ânerie ! Quelle inconséquence
! Mon pauvre Jacquot, tu te montres à cette heure aussi sot et superstitieux
qu’un gratte-bois du moyen âge ! Ferme cette boîte, et mets-toi quelque peu de
plomb dans la cervelle d’ici qu’il te faille à nouveau chercher une idée pour
ton brevet. Un saint Joseph en ma boutique ! On se moquerait de moi ! On me
montrerait du doigt ! Là-dessus, assez jasé, mes enfants, je m’en vais chez
Maître Papelard, le libraire ; Thomas et Mathieu, vous pouvez tous deux
disposer vos chefs‑d’œuvre bien en vue à la devanture. Quant à toi, Jacquot,
ôte-moi cette maudite image. Tu pourras l’exposer dans la rue, si cela te fait
plaisir, mais pas chez moi !… » Et le bonhomme, furieux, sortit, claquant les
portes.
* * *
« Faites à
votre gré, mes amis, répliqua Jacquot : le, mien me porte à travailler selon
l’inspiration de mon âme, et j’entends garder ma dévotion envers saint Joseph.
Celui-là fit le même métier que nous. Il ne m’abandonnera pas, je le gage, dans
l’épreuve présente que je subis pour lui. Puisqu’il me faut à présent le mettre
à la rue, je l’y mettrai donc. Nous le fixerons à la maîtresse poutre du gros
chêne qui domine la boutique ; ce sera magnifique. Qui veut m’aider ? »
Thomas et Mathieu acceptèrent avec enthousiasme. Les
deux apprentis favorisés par le sort aidèrent gentiment le malheureux ami à
fixer sa statue comme une enseigne au-dessus de la porte de Maître Bille. La
farce, en vérité, paraissait assez plaisante envers un vieux parpaillot de sa
sorte.
* * *
Une heure plus tard, il faisait déjà presque nuit.
Certes, on ne voyait pas grand-chose, mais on entendait, au fond du magasin,
d’affreux gémissements, comme ceux d’un homme blessé. Les trois apprentis
pénétrèrent à l’intérieur. Ils trouvèrent leur patron effondré sur le plancher,
gémissant et geignant à fendre l’âme. Ils s’effarèrent :
« Eh ! Maître Bille, oh là ! Notre patron,
qu’avez-vous ?…
— Je suis mort ! » Larmoyait le bonhomme…
« Mort ? Mais, par Dieu, vous parlez encore… et les
morts ne parlent point.
— Je ne serais donc mort qu’à demi !
— Contez-nous ce qui vous advint… »
Ce disant, les trois jeunes gens s’appliquèrent à
remettre l’ébéniste sur pied et le calèrent dans un fauteuil.
« Ce qui m’advint ? Ah ! Mes enfants ! J’étais
debout contre ma porte, à guetter Maître Papelard, lorsqu’il m’est tombé du
ciel une chose énorme, colossale ! Pour le moins un boulet de canon ! Tenez,
voyez ça, sur le seuil. Voici des débris de la chose. »
Thomas ramassa un des objets à terre et s’égaya,
tout étonné :
— Une tuile ? Ciel !
— Vous a‑t-elle atteint ?… Non, sans doute, et c’est
tant mieux. Car si pareil malheur s’était produit, Maître Bille, pour l’heure
vous seriez mort bel et bien. C’est une tuile épaisse de trois pouces et large
d’une demi-coudée.
— Trois pouces, une demi-coudée .…» suffoquait le
sieur Bille, épouvanté !
Enfin, peu à peu, il se calma et reconnut que
l’objet s’était brisé au-dessus de sa tête, avant de l’avoir atteint
« J’ai vu les morceaux s’envoler de toutes parts,
dit-il, mais voyons… non !… non !… décidément, rien ne me manque. j’ai mes deux
yeux, ma bouche, mes oreilles… En vérité, je suis sain et sauf. »
Il respira un grand coup, et conclut, vite rassuré :
« Comment un tel prodige a‑t-il pu se faire ?… C’est
à coup sûr une de ces merveilles que la science seule saurait expliquer. »
Jacquot intervint discrètement :
— Il n’y a là ni prodige, ni merveille de la nature,
notre Maître, mais un miracle de Messire Joseph. C’est lui qui a détourné de
vous ce coup qui vous eût été mortel ! »
Revenu à la réalité, le vieil artisan s’étonna :
« Saint Joseph ? Où est-il, celui-là ? »
Il fallut expliquer à Maître Bille, abasourdi,
comment les trois apprentis avaient placé la statue juste au-dessus de la porte
de la boutique.
« Et si elle n’y avait point été, compléta Mathieu,
la tuile vous eût, mon bon Maître, pourfendu l’os de votre crâne de bout en
bout et de haut en bas ! »
Bille était tout ému
« Qu’il soit loué et honoré, s’écria-t-il dans un
grand élan de sincérité retrouvée. Va chercher ton beau saint, petit, notre
grand Patron à nous tous les menuisiers. Je veux qu’il trône en ma maison. Tu
seras compagnon comme les autres demain…
— Dieu soit béni », lança Jacquot de tout cœur.
— Béni sois-tu toi-même, enfant, répliqua Maître
Bille, tout attendri. Oui, béni sois-tu, toi qui portes fidèlement dans ton
cœur le respect de la tradition sainte. Foin des vilains discours des hommes
qui cherchent, comme Maître Papelard, à vous détourner de la piété. Aussi
longtemps que je serai sur terre, saint Joseph demeurera le protecteur de ma
boutique et le maître en ma demeure. »
Jean DES BROSSES.
https://www.maintenantunehistoire.fr/le-miracle-de-messire-joseph/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire