samedi 16 janvier 2021

Le miracle de Messire Joseph Auteur : Des Brosses, Jean

 

Il pleuvait depuis bientôt trois jours, mais cela n’empêchait point Thomas, Jacques et Mathieu, les trois apprentis du sieur Bille, maître ébéniste en la commune d’Auteuil-en-Parisis, d’avoir la joie au cœur. La fête de l’illustre corporation des Artisans Charpentiers-Menuisiers-Ébénistes était proche. On la célébrerait le lendemain avec tout l’éclat accoutumé. Pour les trois jeunes garçons qui, depuis trois ans, œuvraient en apprentissage sous la direction de Maître Bille, cette journée était d’importance. Ils allaient présenter à Messieurs les Syndics de la Corporation leurs « chefs‑d’œuvre ». Une acceptation ou un refus, et nos trois apprentis se voyaient accéder à la dignité de « compagnons », ou bien ils demeuraient encore, au moins pour une année, d’humbles apprentis sans gages ni renom.

Pour l’heure, Thomas, Jacquot et Mathieu s’appliquaient avec entrain, sous l’œil de Maître Bille, à orner la boutique de toutes sortes de guirlandes fleuries et de jolies verdures.

* * *

Enfin, sur le coup de cinq heures, tout fut bien astiqué, serré et ordonné. Au dehors, la pluie tombait toujours. On était à la mi-mars, et le printemps, en cette année 1784, semblait décidément vouloir se faire désirer.

C’était alors la tradition que chaque apprenti avant de devenir compagnon, puis plus tard chaque compagnon avant de devenir patron, présente à la corporation à laquelle il appartenait un modèle de travail exécuté exclusivement par lui et qu’on appelait « le chef‑d’œuvre »

« Eh bien ! vite, s’exclama Maître Bille, montrez-moi maintenant les merveilles que vous avez conçues, mes petits, et qui, je n’en veux point douter, feront l’honneur de ma devanture. »

Fort ému, chacun des apprentis déposa devant son patron la boîte vernissée contenant son chef‑d’œuvre. Thomas, le premier, ouvrit la sienne. Il en sortit une ravissante petite table coiffeuse à deux corps de marqueterie à la rose, pouvant contenir en ses innombrables petites cases tant de parfums et de colifichets… de quoi faire pâmer d’aise la plus enragée coquette,

« Voilà qui est fort joli et bien conditionné, approuva sincèrement Maître Bille. Ajouterais-je que tu as grandement raison d’œuvrer ainsi pour les dames. Leur clientèle est agréable. Avec elles, un artisan est toujours sûr de faire argent, car il leur faut sans cesse du neuf. Nous exécuterons ta coiffeuse ici-même. »

 Thomas était rouge de plaisir. Le tour de Mathieu vint ensuite. Il présenta une sorte de console de la plus rare élégance, plaquée des bois les plus fins, lesquels étaient agrémentés de poignées et de ferrures de cuivre doré et finement ciselé. En fait, ce n’était là qu’un « trompe‑l’œil ». L’intérieur, tout bardé de fer, laissait apparaître un coffre bien sûr, bien profond, bien solide, où quelque financier eût pu mettre son or en toute sécurité.

Maître Bille s’enchanta sans retenue :

 « Tu as bien agi, Mathieu, en proposant à tes pratiques un tel abri pour leur argent. Qui parle d’écus et de pièces d’or sait toujours flatter son homme. J’approuve donc à plein ton idée et l’art dont tu as su la parer. Et toi, Jacquot, poursuivit le patron, fais-nous voir quel est ton chef‑d’œuvre ? »

Maître Bille, abasourdi, vit Jacquot sortir de son coffret la figure sculptée d’un homme barbu en longue robe. Cela lui parut extravagant :

« Eh quoi, que vois-je ? Une statue ?… Que diable as-tu voulu faire là ?

— Une effigie de saint Joseph, le patron de tous les menuisiers, notre Maître. Sa fête ne tombe-t-elle point demain, 19 mars ?… »

Le patron éclata tout à coup :

« Triple sot que tu es ! Pauvre niais ! Grand nigaud ! Ainsi, auras-tu perdu tes heures de labeur et une matière aussi précieuse, car c’est bien là du vieux chêne, à tailler une idole, la statue d’un homme mort voici plus de mil sept cents ans et que personne ne connaît plus. »

Jacquot était prêt à pleurer. Maître Bille n’en avait cure et continua à gronder fort.

« Ta conduite a‑t-elle le sens commun ?… Aller gâcher ton temps à de pareilles sornettes, quelle ânerie ! Quelle inconséquence ! Mon pauvre Jacquot, tu te montres à cette heure aussi sot et superstitieux qu’un gratte-bois du moyen âge ! Ferme cette boîte, et mets-toi quelque peu de plomb dans la cervelle d’ici qu’il te faille à nouveau chercher une idée pour ton brevet. Un saint Joseph en ma boutique ! On se moquerait de moi ! On me montrerait du doigt ! Là-dessus, assez jasé, mes enfants, je m’en vais chez Maître Papelard, le libraire ; Thomas et Mathieu, vous pouvez tous deux disposer vos chefs‑d’œuvre bien en vue à la devanture. Quant à toi, Jacquot, ôte-moi cette maudite image. Tu pourras l’exposer dans la rue, si cela te fait plaisir, mais pas chez moi !… » Et le bonhomme, furieux, sortit, claquant les portes.

* * *

 Mathieu et Thomas firent de leur mieux pour consoler le pauvre Jacquot. Dès lors que le goût du jour était à la coquetterie, au plaisir et au jeu, mieux convenait à de futurs artisans comme eux de travailler pour les belles dames ou pour ceux qui amassaient de l’or que de tailler des images pieuses.

 « Faites à votre gré, mes amis, répliqua Jacquot : le, mien me porte à travailler selon l’inspiration de mon âme, et j’entends garder ma dévotion envers saint Joseph. Celui-là fit le même métier que nous. Il ne m’abandonnera pas, je le gage, dans l’épreuve présente que je subis pour lui. Puisqu’il me faut à présent le mettre à la rue, je l’y mettrai donc. Nous le fixerons à la maîtresse poutre du gros chêne qui domine la boutique ; ce sera magnifique. Qui veut m’aider ? »

Thomas et Mathieu acceptèrent avec enthousiasme. Les deux apprentis favorisés par le sort aidèrent gentiment le malheureux ami à fixer sa statue comme une enseigne au-dessus de la porte de Maître Bille. La farce, en vérité, paraissait assez plaisante envers un vieux parpaillot de sa sorte.

* * *

Une heure plus tard, il faisait déjà presque nuit. Certes, on ne voyait pas grand-chose, mais on entendait, au fond du magasin, d’affreux gémissements, comme ceux d’un homme blessé. Les trois apprentis pénétrèrent à l’intérieur. Ils trouvèrent leur patron effondré sur le plancher, gémissant et geignant à fendre l’âme. Ils s’effarèrent :

« Eh ! Maître Bille, oh là ! Notre patron, qu’avez-vous ?…

— Je suis mort ! » Larmoyait le bonhomme…

« Mort ? Mais, par Dieu, vous parlez encore… et les morts ne parlent point.

— Je ne serais donc mort qu’à demi !

— Contez-nous ce qui vous advint… »

Ce disant, les trois jeunes gens s’appliquèrent à remettre l’ébéniste sur pied et le calèrent dans un fauteuil.

« Ce qui m’advint ? Ah ! Mes enfants ! J’étais debout contre ma porte, à guetter Maître Papelard, lorsqu’il m’est tombé du ciel une chose énorme, colossale ! Pour le moins un boulet de canon ! Tenez, voyez ça, sur le seuil. Voici des débris de la chose. »

Thomas ramassa un des objets à terre et s’égaya, tout étonné :

 « Et quoi ?… Maître Bille, voulez-vous rire ? Ce sont là les débris d’une tuile de votre toit que le grand vent aura soulevée.

— Une tuile ? Ciel !

— Vous a‑t-elle atteint ?… Non, sans doute, et c’est tant mieux. Car si pareil malheur s’était produit, Maître Bille, pour l’heure vous seriez mort bel et bien. C’est une tuile épaisse de trois pouces et large d’une demi-coudée.

— Trois pouces, une demi-coudée .…» suffoquait le sieur Bille, épouvanté !

Enfin, peu à peu, il se calma et reconnut que l’objet s’était brisé au-dessus de sa tête, avant de l’avoir atteint

« J’ai vu les morceaux s’envoler de toutes parts, dit-il, mais voyons… non !… non !… décidément, rien ne me manque. j’ai mes deux yeux, ma bouche, mes oreilles… En vérité, je suis sain et sauf. »

Il respira un grand coup, et conclut, vite rassuré :

« Comment un tel prodige a‑t-il pu se faire ?… C’est à coup sûr une de ces merveilles que la science seule saurait expliquer. »

Jacquot intervint discrètement :

— Il n’y a là ni prodige, ni merveille de la nature, notre Maître, mais un miracle de Messire Joseph. C’est lui qui a détourné de vous ce coup qui vous eût été mortel ! »

Revenu à la réalité, le vieil artisan s’étonna :

« Saint Joseph ? Où est-il, celui-là ? »

Il fallut expliquer à Maître Bille, abasourdi, comment les trois apprentis avaient placé la statue juste au-dessus de la porte de la boutique.

« Et si elle n’y avait point été, compléta Mathieu, la tuile vous eût, mon bon Maître, pourfendu l’os de votre crâne de bout en bout et de haut en bas ! »

Bille était tout ému

« Qu’il soit loué et honoré, s’écria-t-il dans un grand élan de sincérité retrouvée. Va chercher ton beau saint, petit, notre grand Patron à nous tous les menuisiers. Je veux qu’il trône en ma maison. Tu seras compagnon comme les autres demain…

— Dieu soit béni », lança Jacquot de tout cœur.

— Béni sois-tu toi-même, enfant, répliqua Maître Bille, tout attendri. Oui, béni sois-tu, toi qui portes fidèlement dans ton cœur le respect de la tradition sainte. Foin des vilains discours des hommes qui cherchent, comme Maître Papelard, à vous détourner de la piété. Aussi longtemps que je serai sur terre, saint Joseph demeurera le protecteur de ma boutique et le maître en ma demeure. »

 

Jean DES BROSSES.

 

https://www.maintenantunehistoire.fr/le-miracle-de-messire-joseph/

Aucun commentaire: