Pourquoi a‑t-il voulu partir cette nuit, son Yann,
alors qu’aucun pêcheur ne risquerait sa voile par ce temps ? Aussi n’est-ce pas
pour le poisson qu’il s’est embarqué avec ses mauvais amis qui gagnent tant
d’argent à des besognes louches qu’elle ne peut que soupçonner…
« Lui, fils de pêcheur, murmure-t-elle, un
contrebandier, est-ce possible ? »
Et cela ne le rend pas heureux ; il n’aime plus la
maison où il paraît si peu, ni sa mère qu’il ne regarde plus en face…
Avec un grand soupir de peine et de lassitude, mère
Yvonne est rentrée dans sa demeure, a retiré sa cape. Soigneusement, elle a
placé dans le beau chandelier de cuivre qui orne la cheminée le cierge qu’elle
a rapporté de la bénédiction, puis s’est accroupie devant le foyer pour ranimer
le feu, car elle a froid, très froid…
Non, vraiment, elle ne se sent pas très bien… Elle
ne s’occupera même pas de préparer quoi que ce soit pour son déjeuner ; elle
ira se coucher tout simplement et, fermant les yeux, dira son chapelet pour ce
fils qui est peut-être en perdition, par amour du gain, sur la mer déchaînée.
Elle s’assoupit, bercée par le ressac des vagues sur les rochers, au pied de la
falaise.
***
Toc ! Toc ! Qui frappe ? C’est Rosine, une brave
petite qui habite non loin de chez elle.
« Eh bien ! Quoi,
mère Yvonne ? Pas de lumière et la nuit vient ! Je suis accourue quand j’ai vu
tout noir chez vous. Et déjà couchée ? C’est comme cela que vous fêtez la
Chandeleur ? Tenez, j’ai apporté deux crêpes pour votre souper. Voyez, elles
sont dorées et sentent bon ; toute la famille s’en est régalée.
– La Vierge protège ceux qui sont en mer ! » Fait
Rosine pieusement.
« Mon fils ! Sanglote la pauvre mère… Oh ! Petite,
pour me faire plaisir, veux-tu allumer le cierge bénit, là, sur la cheminée ?
– Mais c’est pour les défunts qu’on allume, mère
Yvonne !
– Et aussi pour faire la lumière dans le cœur des
pauvres incroyants ; allume, te dis-je, et tu pourras retourner chez toi, avec
ma reconnaissance. »
***
La mère Yvonne est seule maintenant. Elle s’est
levée seulement pour porter la flamme bénite de la cheminée sur une table,
juste devant la fenêtre. Un instant, avec un regard plein d’anxiété, elle
scrute la mer, toute sombre, puis elle a repris son chapelet…
Un moment plus tôt, sur les vagues furieuses, un
petit côtre à moteur avançait péniblement. Il zigzaguait, incertain de la route
à suivre, presque en face de la maison de mère Yvonne Le phare indiquant
l’entrée du port n’était pas loin cependant, mais ce petit côtre avait des
raisons pour aborder sans être vu des douaniers.
Il risque gros par ce temps et, dans cette
obscurité, comment découvrira-t-il la petite anse où il pourra en toute
sécurité aborder ?… Des écueils, puis encore des écueils… La côte en est semée…
« Plus à droite ! » commande le patron.
« Vous vous trompez, nous sommes déjà trop loin !
– Je connais la côte mieux que toi !
– Erreur, j’y suis né ! »
La dispute est si vive, auprès de la barre du
gouvernail que, poussé peut-être par son acolyte, Yann, car c’est bien le
malheureux fils d’Yvonne, perd l’équilibre et tombe dans les flots en tempête.
« Au secours ! À l’aide ! » Crie-t-il.
Bien que Yann soit bon nageur, il se sent perdu, au
milieu des écueils battus par les vagues. S’il savait seulement où il est ?
Mais ce n’est autour de lui que ténèbres et fracas. Il appelle… en vain.
« Mère… mère ! » gémit-il. Et comme un éclair lui
apparaît son enfance heureuse, le foyer qui l’attend, tout ce qu’il a dédaigne,
piétine ; c’est comme une lumière qui tout d’un coup éclaire sa conscience et
son cœur. Une lumière ? Oui, une lumière, toute vacillante, vient d’apparaître,
là-haut sur la falaise ; elle semble grandir, grandir dans les ténèbres… Avec
elle, un espoir renaît dans le cœur du naufragé : plein de confiance, il nage
vigoureusement vers cette lueur car il a la certitude que sa maison est là,
juste là, où brille cette flamme.
Tant de fois, alors qu’il était gamin, le soir, il a
traversé la grève avec, pour phare, cette fenêtre éclairée ! Il sait que là, il
y a une passe entre les rochers… Combien de temps met-il pour gagner le sable ?
À bout de souffle, il se laisse tomber, épuisé. Puis il commence la lente
ascension de la falaise, périlleuse, mais si souvent pratiquée.
La lueur le guide toujours : c’est bien la fenêtre
éclairée de sa maison, de la chère maison où il revient après avoir échappé à
la mort.
Grand Dieu ! Un premier regard à travers la vitre le
glace : sa mère est allongée, toute pâle sur son lit, avec près d’elle un
cierge, le grand cierge habituel, qu’il connait bien, dans le beau chandelier
de cuivre, et qu’on n’allume que pour les morts. Serait-elle morte ? Son
angoisse est telle qu’il ne peut s’empêcher de pousser un grand cri… Ce grand
cri réveille en sursaut la vieille Yvonne, qui n’était que sommeillante.
« Yann, mon garçon ! »
Ils sont dans les bras l’un de l’autre. Point n’est
besoin de paroles : ils se sont compris.
« Mais tu es
trempé, mon pauvre petit, tu vas prendre mal ! Va te changer, tandis que je
vais ranimer le feu… »
C’est étrange comme la joie est un remède parfois.
Yvonne retrouve des forces pour se lever, pour faire chauffer le vin sucré,
mettre la table, servir les crêpes de la petite Rosine.
Quelle bonne veillée de Chandeleur ils ont passé la
mère et le fils, dans la modeste chaumière, tandis que là-bas la mer en colère
hurlait de vaines menaces ! Le cierge brûle entre eux deux, car ils n’ont voulu
ni l’un ni l’autre l’éteindre.
« Le cierge de la Chandeleur qui a sauvé et m’a
rendu mon fils », a dit la vieille Yvonne toute émue.
« Le cierge de lumière qui a éclairé mon cœur et
chassé le mal », a murmuré Yann avec reconnaissance.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire