lundi 25 mars 2019

CONTE DES DEUX VIGNERONS


Il était une fois deux vignerons.
Ils étaient voisins et profondément amis.
Ils étaient taiseux, comme souvent les gens de la terre.
Et quand l’un avait quelque chose à dire à l’autre, il venait à lui et ses yeux disaient : « Viens voir ! »
L’autre le suivait sans un mot, regardait la greffe, soupesait une grappe ou humait la terre.  Ils échangeaient un regard et tout était dit.
Ils vivaient dans le silence et la lenteur de ceux qui croient en l’irrésistible force de la terre.
A force de silence, ils étaient devenus semblables à leurs vignes, secs et noueux comme les sarments de leurs vignes.
 Chaque année, chacun goûtait le vin de son ami.  Le vin qui est la joie de la terre !
Et le souvenir du bouquet unique de leur vin s’imprimait en eux…
Et ainsi passaient les jours, les semaines, les mois et les années…
Or, il advint qu’un jour d’entre les jours, la haine et la bêtise des hommes – on appelle cela la guerre – ont contraint ces deux amis à l’exil.  Chacun devait quitter sa terre et aller jusqu’à l’autre bout de la terre. (Quand on doit quitter sa terre, tous les autres pays ressemblent à l’autre bout de la terre…)  Et par un décret absurde, ils ne pouvaient partir ensemble.
Au moment de quitter leur terre, ils ont chacun emporté un sarment de leur vigne, dans l’espoir d’aller le replanter là où ils iraient et de tout recommencer.
Au moment de se dire adieu, seuls leurs yeux parlaient.  Puis, à la dernière minute, sans un mot, ils ont échangé leur sarment et chacun est parti avec un sarment de la vigne de son ami.
 Ils sont allés jusqu’au bout de la terre. Ils s’y sont installés.  Ils ont replanté le sarment.  Il a repris et ils ont recommencé à interroger la terre et la terre leur a répondu.  Ils ont aimé leur vigne.  Ils ont continué à vivre dans le silence et la lenteur avec cette obstination qu’ont les gens de la terre qui croient en la puissance irrésistible de la vie.
Les années ont passé.  Sans nouvelle de l’autre.  Sans aucune possibilité de se revoir ni même de se contacter puisqu’ils n’avaient pas leurs adresses.  Mais ils n’oubliaient pas le regard de l’autre, leur longue complicité et le bouquet de leur vin…
 Or il advint qu’un jour d’entre les jours l’un des deux a obtenu l’adresse de son ami.  Comment ?  Il y a bien des mystères dans les contes et celui-ci n’a peut-être pas d’importance.
Le vigneron était profondément heureux.  Il n’y avait qu’un moyen de communiquer, c’était d’écrire.  Mais, comment allait-il pouvoir dire à son ami que tout était comme avant, qu’il avait replanté une vigne, que patiemment il interrogeait la terre, que la terre lui répondait, qu’il vivait comme avant dans le silence, la patience, la lenteur, qu’il croyait toujours en la force irrésistible de la terre et de la vie.  Et puis surtout, comment lui dire qu’il ne l’avait pas oublié ?  Comment dire tout cela alors qu’il n’y a qu’un mot pour dire mille choses ?  Je vous ai dit qu’en plus il n’était pas vraiment ami des mots.
Pendant des jours et des jours, il a retourné des phrases et des mots dans sa tête.  Il n’a quasiment plus mangé ni dormi.
 Un soir où le vent s’était calmé, à un moment où les odeurs du repas se dissipaient lentement, il était là, devant une feuille de papier, en train de mâchonner son crayon.  La bougie qui grésillait un peu faisait danser les ombres sur les murs.  Tout à coup il a regardé son verre de vin.  Il l’a pris, il l’a humé longuement.  Il a reconnu cette pointe de mousse et de framboise…  C’était bien le bouquet du vin de son ami.
Alors, il a écrit sans hésiter : « Ce soir, en t’écrivant, j’ai bu du vin de ma vigne… »  Il est resté quelques instants suspendu à ses propres mots, comme étonné, puis il a biffé un seul mot et c’est devenu : « Ce soir en t’écrivant, j’ai bu du vin de ta vigne … »  Il est resté longtemps devant sa feuille… et c’était çà !  C’était tout à fait çà !  Tout était dit …
Il a mis ce feuillet sous enveloppe et il l’a envoyé à l’autre bout de la terre.
La lettre a mis six mois pour y arriver.
 L’autre vigneron a été profondément heureux de recevoir une lettre de son ami et immédiatement, il a voulu répondre.  Lui aussi voulait dire que rien n’avait changé (qu’il avait lui aussi replanté une vigne et qu’il croyait toujours au silence, à la lenteur et à la force obstinée de la vie…  Et puis surtout qu’il n’avait pas non plus oublié son ami).
Alors, il a cherché pendant huit jours, il a retourné des phrases dans sa tête.  Il en a perdu le sommeil et l’appétit.  Au bout de huit jours, par un soir calme, il était lui aussi devant sa feuille en train de mâchonner son crayon.  La bougie qui fumait un peu faisait danser au plafond des ombres de silence.  Tout à coup, il a écrit : « Ce soir, en t’écrivant, moi aussi j’ai bu du vin de ta vigne… »
Il a envoyé la lettre.  Et la distance que la haine et la bêtise des hommes avait creusée entre ces deux amis a été abolie.

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