Agnès apercevant la maison veut lâcher la main de
Marthe, mais sa grande sœur la retient jusqu’au perron. Elles posent leur
cartable dans l’entrée et courent à la cuisine.
Maman est là et Marthe la voit glisser une lettre
dans la grande poche de son tablier. Quand elle embrasse ses filles, elle ne
parle pas et semble soucieuse. Les fillettes s’asseyent pour goûter et
leur père entre dans la cuisine.
– Papa !, s’écrie Agnès.
Marthe s’étonne :
– Tu es déjà rentré ?
Il s’assied en face d’elles, avec le même air
tourmenté que Maman.
– Nous allons avoir une visite, ce soir, dit-il.
Agnès sent à son tour que ses parents sont tendus et
attend sans rien dire, mordant dans sa tartine de confiture.
– Votre oncle Paul va venir nous voir.
Elles échangent un regard d’étonnement : oncle
Paul ? Le frère de Papa qui a disparu et dont on ne parle jamais parce que
Grand-Papa se met dans des colères terribles en entendant ce nom ?
– Mais où était-il, pendant tout ce temps ?,
questionne Marthe.
Papa et Maman se regardent, puis leur père
répond :
– Il vous le dira lui-même… s’il le veut.
Le soir venu, les fillettes ont fait leurs devoirs,
pris leur bain, elles ont dîné dans la cuisine. Maman a mis la table pour trois
dans la salle à manger, et Marthe a plié les serviettes en éventail dans les
verres à pied. Papa ne s’arrête pas de marcher, les mains dans les poches.
Quand la sonnette retentit, chacun retient son souffle et Papa va ouvrir. Les
deux sœurs voient alors entrer un gros bouquet de roses, de belles roses rouges
largement écloses. Le visiteur tend le bouquet à Maman :
– Je me suis souvenu que tu les aimais, dit-il très
vite, d’une voix qui tremble un peu.
– Oh, Paul… Comme c’est gentil…
Maman prend les fleurs et embrasse l’oncle Paul,
puis elle penche la tête pour respirer le parfum qui monte du bouquet et Marthe
voit qu’elle va pleurer. Elle regarde l’homme, s’étonnant de le trouver si
jeune. On entend parler de lui depuis si longtemps ! Son visage est marqué
durement, mais il a des yeux d’un bleu aussi clair que ceux de Papa, de
Grand-Papa et d’Agnès. Il semble intimidé par les deux paires d’yeux qui le
fixent curieusement ; Marthe s’avance avec son plus joli sourire :
– Bonjour, oncle Paul.
Agnès l’imite aussitôt et l’oncle, très ému, reçoit
sur chaque joue les frais baisers des petites filles.
Dans le salon, l’oncle Paul boit du jus de fruits,
il n’est plus intimidé. Papa et lui évoquent des souvenirs d’enfance et ils
rient comme des écoliers. Marthe et Agnès, sur le tapis, se font toutes petites
pour qu’on oublie de les envoyer au lit et elles écoutent ces histoires d’un
temps où Papa était un petit garçon pas toujours très sage…
Quand Papa va rejoindre Maman à la cuisine, Agnès se
rapproche du fauteuil du visiteur.
– C’est agréable, d’avoir un oncle, déclare-t-elle.
Pourquoi tu ne venais jamais nous voir ? Où étais-tu ?
Marthe fronce les sourcils. L’oncle Paul est devenu
un peu pâle, il a baissé la tête comme s’il cherchait la réponse au fond du
verre de jus de fruits. Agnès, sous le regard sévère de sa sœur, cherche
quelque chose à dire pour se rattraper. Mais il les regarde toutes les deux et
se penche en avant, comme Maman quand elle raconte une histoire :
– Quand j’étais jeune, j’ai beaucoup désobéi, votre
grand-père se fâchait souvent et je n’écoutais personne, ni lui, ni ma maman,
ni votre papa. Un jour, je suis parti, comme l’enfant dans l’Évangile, vous
connaissez ? J’ai fait beaucoup de bêtises et on m’a mis en prison.
Agnès murmure « Oh… » et Marthe ouvre de
grands yeux. Papa s’est assis près de Paul et Maman prend Agnès sur ses genoux.
– J’étais malheureux et méchant. Je ne voulais voir
personne. Un prêtre est venu, pourtant, et m’a apporté un livre. Je l’ai
chassé. Il est revenu, avec un autre livre et des chocolats. J’ai partagé les
chocolats avec lui et on a parlé. Quand il est parti, j’ai lu le livre. Et
Jésus a touché mon cœur, là, dans cette prison triste aux murs jaunes. Mes
camarades n’ont pas compris ; quand ils m’ont vu prier, ils se sont moqués
de moi. Mais le père Raphaël venait toutes les semaines et me donnait du
courage. Un jour, l’un d’eux m’a posé des questions et on a prié ensemble. Un
mois plus tard, on était douze. Le père Raphaël est parti en Afrique, mais
Jésus, lui, est toujours avec nous ! Nous avons continué à prier, à lire
l’Évangile. Un prisonnier a demandé le Baptême et il l’a reçu dans la prison,
la nuit de Pâques. J’ai été libéré au bout de trois ans et me voilà… pour
rester ou pour repartir.
Quand il se tait, il y a un grand silence dans la
salle à manger. Il a l’air triste en caressant de la main un coussin de soie
jaune. Marthe hésite. En prison… Elle a peur, elle a un peu honte, aussi.
Soudain, elle voit, sur la cheminée, le bouquet de roses rouges, si beau contre
le mur blanc. Oncle Paul a certainement donné tout ce qu’il avait, pour
l’acheter. Elle se lève et s’assied contre lui, prenant sa grande main brune
dans sa petite main douce :
– Reste…
Agnès vient à son tour et monte sur ses genoux,
l’entourant de ses petits bras :
– Reste, oncle Paul !
– Nous expliquerons à Grand-Papa tout ce que tu nous
as dit. Il ne sera plus fâché, promet Marthe.
Oncle Paul les regarde, l’une après l’autre, et un
sourire éclaire son visage fatigué, un vrai sourire de bonheur.
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