Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient
dans une masure en terre battue que même les plus pauvres auraient refusé
d'occuper, mais eux ne s'en plaignaient pas. Depuis trente-trois ans, le vieil homme
et sa femme étaient heureux ensemble. Parfois ils se chamaillaient, mais cela
n'avait jamais beaucoup d'importance. Le vieil homme était pêcheur. Pendant
qu'il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Dans la vie, les mauvaises
périodes alternent avec les bonnes. Or, au moment où commence cette histoire,
rien n'allait. C'était comme si tous les poissons de la mer étaient partis vers
d'autres océans. Le vieil homme avait beau s'obstiner, il ne pêchait plus rien.
Un matin, il jeta son filet, mais ne remonta à la surface
que de la boue.
- Qu'est-ce que cela veut dire ! - marmonna-t-il,
furieux, en lançant à nouveau son filet.
- Aïe, aïe, que c'est lourd ! - souffla-t-il soudain
plein d'espoir. Mais dans le filet, il n'y avait qu'un tas d'algues vertes.
- Je vais essayer une troisième fois, - se dit-il, en
pensant à sa femme qui n'avait rien à manger.
Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme
faillit tomber à l'eau en tentant de le sortir. Il mobilisa toutes ses forces,
tira, tira... Quelle ne fut pas sa déception lorsqu'il ne vit frétiller au
milieu des mailles qu'un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt,
mais brillant comme s'il était d'or pur.
- Maudit poisson ! - se lamenta le pêcheur. - Ma femme va
t'avaler en une bouchée et moi, je n'aurai même pas une écaille à me mettre
sous la dent !
- Laisse-moi retourner dans la mer, dit alors le poisson,
je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux.
Le vieil homme sursauta. Depuis le temps qu'il était
pêcheur, il n'avait jamais entendu un poisson parler !
- Eh bien, soit, va-t'en ! Nage où bon te semble, -
dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. - De toute façon, on
se serait étranglé avec tes arêtes !
Il se faisait déjà tard. Le vieil homme ramassa son filet
et rentra chez lui.
Sa femme l'attendait. Les casseroles vides étaient posées
près du feu. Le vieil homme ne savait pas quoi faire pour la consoler. Il lui
raconta sa rencontre avec le poisson doré qui parlait d'une voix si douce.
- Il m'a promis d'exaucer chacun de mes voeux, - lui
dit-il, - mais rien ne m'est venu à l'esprit.
- Quel imbécile tu fais ! - s'écria-t-elle. - Rien ne
t'est venu à l'esprit ! Tu pouvais au moins demander un baquet neuf, le nôtre a
plus de trous que tes chaussures ! Retourne au bord de l'eau et demande cette
faveur à ton petit poisson doré !
Il n'y avait rien à répliquer, le vieil homme retourna
sur le rivage. En chemin, il se répétait sans cesse le souhait de sa femme pour
ne pas l'oublier.
- Poisson, joli petit poisson doré, - appela-t-il en
direction des vagues. - Viens, je t'en prie, je dois te parler.
La mer s'agita, et le petit poisson doré sortit des
profondeurs.
- Tu en fais du bruit, - dit-il, - je ne suis pas sourd.
Aurais-tu un souhait à formuler ? N'aie pas peur, exprime ton voeu le plus
secret. Je t'ai donné ma parole et je la tiendrai.
- Ne te fâche pas, - soupira le vieil homme. - Ma femme
n'est pas contente, elle dit que nous avons besoin d'un baquet et que j'aurais
pu te le demander. Si tu n'en trouves pas un neuf, qu'importe, du moment qu'il
n'ait pas de trou.
- Sois tranquille, - dit gentiment le poisson, - un
baquet se trouve facilement. Rentre chez toi.
Le pêcheur rentra chez lui en sautillant comme un jeune
homme. Sa femme allait être contente.
En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans
un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d'avoir l'air réjouie, elle était
furieuse.
- Quel idiot ! Quel âne ! Quel bon à rien ! -
hurla-t-elle en plongeant son bras dans l'eau pour y chercher un chiffon
qu'elle lui jeta à la figure.
- Qu'est-ce qui t'arrive ? - demanda le vieil homme
stupéfait. - Depuis trente-trois ans que nous vivons ensemble tu n'as jamais
été comme ça !
- Tais-toi, triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins
demander une maison neuve ? Regarde dans quel état est la nôtre. À quoi nous
sert d'avoir un nouveau baquet, nous n'allons tout de même pas habiter dedans !
Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de
la mer.
- Poisson, joli petit poisson doré, - murmura-t-il.
- Que me veux-tu ? - répondit le petit poisson d'une voix
douce.
- Ne te fâche pas, gentil poisson, - bredouilla le vieil
homme, - mais ma femme désire une maison neuve. Elle ne fait que se lamenter et
me traite d'idiot.
- Une maison n'est pas un prix trop élevé pour m'avoir
sauvé la vie, - répondit aimablement le poisson. - Rentre chez toi, j'espère
que ta femme sera satisfaite.
Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. Quelle ne fut pas
sa stupeur de voir, à la place de leur vieille masure en terre battue, une
belle maison de bois avec un toit solide, une cave et un grenier. Sa femme
l'attendait à l'entrée, assise sur un banc.
- N'as-tu donc pas de cervelle ? - vociféra-t-elle.
Sa colère était si grande qu'elle faisait des étincelles,
et c'est miracle si le vieux pêcheur ne prit pas feu.
- Qu'ai-je encore fait ? - s'étonna-t-il. - N'as-tu pas
ce que tu voulais ?
- Tu n'es qu'un nigaud ! Demander au poisson une maison,
alors qu'il t'a dit qu'il exaucerait n'importe lequel de tes voeux ! Qu'il
garde sa maison, je préfère un château !
Le pauvre pêcheur tremblait maintenant de peur devant sa
femme. Elle qui était si calme et gentille s'était transformée en furie.
Plongé dans ces pensées, le vieil homme retourna vers la
mer. Qu'allait penser le poisson ? - se demandait-il avec inquiétude. Pour se
redonner courage, il se dit que le poisson ne le mangerait pas et que ce serait
bien pire s'il rentrait à la maison sans avoir contenté sa femme.
- Poisson, joli poisson, - appela-t-il d'une voix timide.
- Que veux-tu encore ? - demanda le poisson doré quelques
instants plus tard. - N'ai-je pas exaucé ton voeu ?
- Si, - bredouilla le pauvre pêcheur, - mais ma femme
n'est pas contente. Elle ne veut plus d'une maison, elle veut un château. Elle
veut porter des habits de velours et de soie, avoir de la vaisselle d'or et des
verres de cristal, elle veut être entourée de valets... Elle mériterait une
correction, mais je n'ose pas.
- Tu es un brave homme, - dit le petit poisson. -
Retourne chez toi, ta femme sera satisfaite.
Et sur ce, il disparut dans les vagues bleues de la mer.
Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il
aperçut le palais. Il était tout de marbre et d'albâtre. Sa femme, fière comme
un paon, donnait des ordres à une multitude de valets et, jamais satisfaite,
les giflait ou leur tirait les cheveux pour se faire obéir.
Le vieil homme ne voulut pas en croire ses yeux. Le
spectacle était trop affligeant.
- C'est moi, - lui dit-il d'une voix tremblante en
serrant son chapeau dans ses mains. - Es-tu satisfaite maintenant ?
La vieille femme le regarda avec mépris.
- Que veux-tu, misérable ? Retourne à l'écurie ! Change
le fumier, porte de l'eau et de la nourriture aux chevaux. Quand tu auras fini,
tu pourras dormir avec eux sur la paille.
Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes.
Qu'était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà,
obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de
fouet, et il dut se rendre à l'écurie.
Une semaine passa... puis une autre... Cette nouvelle vie
plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Elle changeait de vêtements à
longueur de journées et passait son temps à s'admirer dans les miroirs. Les
domestiques étaient intarissables de compliments, mais tous, dans son dos,
disaient du mal d'elle. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de
parures et fit chercher le vieux pêcheur à l'écurie.
- Par ta faute, - dit-elle d'une voix désagréable, - je
ne suis qu'une comtesse insignifiante. Si tu avais eu un peu de plomb dans la
cervelle, tu aurais demandé au poisson de me faire tsarine. Il n'est pas trop
tard pour bien faire, retourne au bord de la mer !
- Tu es devenue folle ? - s'écria le vieil homme avec
colère.
- Tais-toi, déguenillé ! - répliqua sèchement la méchante
femme. - Comment oses-tu parler de cette façon à ta maîtresse ? File! Ou tu
seras fouetté !
Le pauvre pêcheur n'avait plus qu'à obéir.
- Poisson, joli poisson doré, - murmura-t-il. - Je suis
si confus... mais ma femme voudrait plus encore...
- Que veut-elle ? - demanda aussitôt le poisson.
- Ma femme veut devenir tsarine, - dit-il en rougissant
de honte.
- Je vais t'aider, - répondit le poisson, ayant pitié du
brave homme. - Ta femme veut devenir tsarine, elle le sera, mais c'est la
dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d'elle.
Le pauvre pêcheur n'eut même pas le temps de le
remercier, le petit poisson doré avait disparu dans les vagues.
- Ce serait vraiment un comble si ma femme me traitait
d'imbécile, - pensait-il en rentrant chez lui tout heureux.
Au détour du chemin, il resta soudain comme pétrifié.
Devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de
mille feux. Le vieil homme gravit l'escalier monumental et entra dans une vaste
salle de réception. Trônant au bout d'une longue table, au milieu de comtes et
de comtesses, sa femme tenait à pleine main, comme un sceptre, une énorme
cuisse de canard. Un serviteur remplit son verre d'un vin de belle couleur,
puis s'inclina jusqu'au sol. La vieille femme mangeait bruyamment, en claquant
la langue, puis essuyait sa bouche grasse à même sa jupe. Le vieil homme était
si heureux qu'il eut envie de rire.
- Tsarine, - dit-il avec respect, - j'espère que vous
êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez
récompenser mes efforts et que vous me laisserez une place à votre table.
Pauvre vieillard naïf ! Il n'était pas au bout de ses
peines.
- Disparais de ma vue, misérable ! - hurla la vieille
femme à son adresse. - Ne vois-tu pas que je gouverne ?
Elle claqua des doigts, et des gardes attrapèrent le
vieil homme par le col et le jetèrent dehors.
Une semaine passa... puis une autre... et la vieille
femme se lassa d'être tsarine. Elle ordonna aux gardes d'aller chercher son
mari.
- Retourne voir ton poisson doré, - hurla-t-elle dès
qu'il eut franchi la porte, - et dis-lui que je veux devenir reine de toutes
les mers et de tous les océans ! Le poisson doré sera mon serviteur.
Le vieil homme n'osa pas répliquer. Il s'inclina et
sortit. Il marcha très lentement jusqu'au bord de la mer et s'assit sur la grève.
Que faire ? Il avait honte, mais n'avait pas d'autre
solution que d'obéir à sa femme. À voix basse, il appela le poisson.
L'horizon devint noir comme l'encre, le vent hurla et la
mer se déchaîna.
- Que me veux-tu encore ? - demanda le poisson en colère.
- Ma femme est certes un peu bizarre, mais personne n'est
parfait, - bredouilla le vieux pêcheur. - Pourrais-tu encore une fois exaucer
son voeu ? Elle désire devenir la reine de la mer et que tu sois son serviteur.
Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire
sur l'eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de
tonnerre retentit.
- Ma femme va être contente, - se dit le vieux pêcheur en
prenant le chemin du retour, - le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son
voeu.
Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se
dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n'y avait plus qu'une pauvre
masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un
baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait
pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères.
La vie est ainsi faite : qui veut trop, n'a rien.
Aujourd'hui encore, cette histoire me rappelle à
quel point nous vivons dans une société de consommation, de richesse et où l'on
en veut toujours plus. Tout cela semble devenu tout à fait acceptable. Et je ne
jette ici point la pierre car, si je travaille beaucoup, je jouis, moi aussi, des avantages de cette
société de consommation. Le monde occidental d'aujourd'hui nous apporte tant de
facilités et de confort, que nous avons tendance à considérer ce luxe comme la
norme. Certains manifestent chez nous pour leurs soi-disant "droits
acquis", là où d'autres ne disposent pas même des premières nécessités. En
voyageant un peu, l'on se rend compte que l'on vit bien dans nos contrées et
particulièrement grâce à des systèmes sociaux généreux. Quoi que l'on puisse en
penser, il est, quelque part, un peu logique que d'autres nous envient.
En outre, tout cet environnement nous rend trop
souvent aveugle aux bonheurs simples: la beauté d'un soleil couchant, de la
rosée du matin, d'un regard, d'un sourire, d'une caresse. Et avant tout, à
celui d'être en vie et en bonne santé.
Et quant à vous, Messieurs, qui vous vous considérez
parfois pauvres pêcheurs, si votre femme vous demande le soleil ou la lune...
Prenez délicatement son visage entre vos mains, caressez lui la joue, serrez-la
doucement dans vos bras, embrassez-la tendrement et glissez-lui à l'oreille,
simplement, que vous l'aimez... Cela vaudra tous les châteaux du monde.
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