lundi 1 avril 2019

CONTES: Le pêcheur et le petit poisson doré





Jadis vivaient un vieil homme et sa femme. Ils logeaient dans une masure en terre battue que même les plus pauvres auraient refusé d'occuper, mais eux ne s'en plaignaient pas. Depuis trente-trois ans, le vieil homme et sa femme étaient heureux ensemble. Parfois ils se chamaillaient, mais cela n'avait jamais beaucoup d'importance. Le vieil homme était pêcheur. Pendant qu'il pêchait, sa femme filait, assise à son rouet. Dans la vie, les mauvaises périodes alternent avec les bonnes. Or, au moment où commence cette histoire, rien n'allait. C'était comme si tous les poissons de la mer étaient partis vers d'autres océans. Le vieil homme avait beau s'obstiner, il ne pêchait plus rien.
Un matin, il jeta son filet, mais ne remonta à la surface que de la boue.
- Qu'est-ce que cela veut dire ! - marmonna-t-il, furieux, en lançant à nouveau son filet.
- Aïe, aïe, que c'est lourd ! - souffla-t-il soudain plein d'espoir. Mais dans le filet, il n'y avait qu'un tas d'algues vertes.
- Je vais essayer une troisième fois, - se dit-il, en pensant à sa femme qui n'avait rien à manger.
Le filet fut si lourd à remonter que le vieil homme faillit tomber à l'eau en tentant de le sortir. Il mobilisa toutes ses forces, tira, tira... Quelle ne fut pas sa déception lorsqu'il ne vit frétiller au milieu des mailles qu'un tout petit poisson, pas plus gros que le petit doigt, mais brillant comme s'il était d'or pur.
- Maudit poisson ! - se lamenta le pêcheur. - Ma femme va t'avaler en une bouchée et moi, je n'aurai même pas une écaille à me mettre sous la dent !
- Laisse-moi retourner dans la mer, dit alors le poisson, je te récompenserai en exauçant chacun de tes voeux.
Le vieil homme sursauta. Depuis le temps qu'il était pêcheur, il n'avait jamais entendu un poisson parler !
- Eh bien, soit, va-t'en ! Nage où bon te semble, - dit-il en jetant le petit poisson dans les vagues bleues. - De toute façon, on se serait étranglé avec tes arêtes !
Il se faisait déjà tard. Le vieil homme ramassa son filet et rentra chez lui.
Sa femme l'attendait. Les casseroles vides étaient posées près du feu. Le vieil homme ne savait pas quoi faire pour la consoler. Il lui raconta sa rencontre avec le poisson doré qui parlait d'une voix si douce.
- Il m'a promis d'exaucer chacun de mes voeux, - lui dit-il, - mais rien ne m'est venu à l'esprit.
- Quel imbécile tu fais ! - s'écria-t-elle. - Rien ne t'est venu à l'esprit ! Tu pouvais au moins demander un baquet neuf, le nôtre a plus de trous que tes chaussures ! Retourne au bord de l'eau et demande cette faveur à ton petit poisson doré !
Il n'y avait rien à répliquer, le vieil homme retourna sur le rivage. En chemin, il se répétait sans cesse le souhait de sa femme pour ne pas l'oublier.
- Poisson, joli petit poisson doré, - appela-t-il en direction des vagues. - Viens, je t'en prie, je dois te parler.
La mer s'agita, et le petit poisson doré sortit des profondeurs.
- Tu en fais du bruit, - dit-il, - je ne suis pas sourd. Aurais-tu un souhait à formuler ? N'aie pas peur, exprime ton voeu le plus secret. Je t'ai donné ma parole et je la tiendrai.
- Ne te fâche pas, - soupira le vieil homme. - Ma femme n'est pas contente, elle dit que nous avons besoin d'un baquet et que j'aurais pu te le demander. Si tu n'en trouves pas un neuf, qu'importe, du moment qu'il n'ait pas de trou.
- Sois tranquille, - dit gentiment le poisson, - un baquet se trouve facilement. Rentre chez toi.
Le pêcheur rentra chez lui en sautillant comme un jeune homme. Sa femme allait être contente.
En approchant de sa masure, il la vit laver le linge dans un magnifique baquet neuf. Mais au lieu d'avoir l'air réjouie, elle était furieuse.
- Quel idiot ! Quel âne ! Quel bon à rien ! - hurla-t-elle en plongeant son bras dans l'eau pour y chercher un chiffon qu'elle lui jeta à la figure.
- Qu'est-ce qui t'arrive ? - demanda le vieil homme stupéfait. - Depuis trente-trois ans que nous vivons ensemble tu n'as jamais été comme ça !
- Tais-toi, triple sot ! Tu ne pouvais pas au moins demander une maison neuve ? Regarde dans quel état est la nôtre. À quoi nous sert d'avoir un nouveau baquet, nous n'allons tout de même pas habiter dedans !
Le vieil homme soupira et retourna lentement au bord de la mer.
- Poisson, joli petit poisson doré, - murmura-t-il.
- Que me veux-tu ? - répondit le petit poisson d'une voix douce.
- Ne te fâche pas, gentil poisson, - bredouilla le vieil homme, - mais ma femme désire une maison neuve. Elle ne fait que se lamenter et me traite d'idiot.
- Une maison n'est pas un prix trop élevé pour m'avoir sauvé la vie, - répondit aimablement le poisson. - Rentre chez toi, j'espère que ta femme sera satisfaite.
Le vieux pêcheur se dépêcha de rentrer. Quelle ne fut pas sa stupeur de voir, à la place de leur vieille masure en terre battue, une belle maison de bois avec un toit solide, une cave et un grenier. Sa femme l'attendait à l'entrée, assise sur un banc.
- N'as-tu donc pas de cervelle ? - vociféra-t-elle.
Sa colère était si grande qu'elle faisait des étincelles, et c'est miracle si le vieux pêcheur ne prit pas feu.
- Qu'ai-je encore fait ? - s'étonna-t-il. - N'as-tu pas ce que tu voulais ?
- Tu n'es qu'un nigaud ! Demander au poisson une maison, alors qu'il t'a dit qu'il exaucerait n'importe lequel de tes voeux ! Qu'il garde sa maison, je préfère un château !
Le pauvre pêcheur tremblait maintenant de peur devant sa femme. Elle qui était si calme et gentille s'était transformée en furie.
Plongé dans ces pensées, le vieil homme retourna vers la mer. Qu'allait penser le poisson ? - se demandait-il avec inquiétude. Pour se redonner courage, il se dit que le poisson ne le mangerait pas et que ce serait bien pire s'il rentrait à la maison sans avoir contenté sa femme.
- Poisson, joli poisson, - appela-t-il d'une voix timide.
- Que veux-tu encore ? - demanda le poisson doré quelques instants plus tard. - N'ai-je pas exaucé ton voeu ?
- Si, - bredouilla le pauvre pêcheur, - mais ma femme n'est pas contente. Elle ne veut plus d'une maison, elle veut un château. Elle veut porter des habits de velours et de soie, avoir de la vaisselle d'or et des verres de cristal, elle veut être entourée de valets... Elle mériterait une correction, mais je n'ose pas.
- Tu es un brave homme, - dit le petit poisson. - Retourne chez toi, ta femme sera satisfaite.
Et sur ce, il disparut dans les vagues bleues de la mer.
Le vieil homme rentra chez lui tout penaud. De loin, il aperçut le palais. Il était tout de marbre et d'albâtre. Sa femme, fière comme un paon, donnait des ordres à une multitude de valets et, jamais satisfaite, les giflait ou leur tirait les cheveux pour se faire obéir.
Le vieil homme ne voulut pas en croire ses yeux. Le spectacle était trop affligeant.
- C'est moi, - lui dit-il d'une voix tremblante en serrant son chapeau dans ses mains. - Es-tu satisfaite maintenant ?
La vieille femme le regarda avec mépris.
- Que veux-tu, misérable ? Retourne à l'écurie ! Change le fumier, porte de l'eau et de la nourriture aux chevaux. Quand tu auras fini, tu pourras dormir avec eux sur la paille.
Les yeux du pauvre pêcheur se remplirent de larmes. Qu'était devenue sa douce épouse ? Une harpie sans coeur ! Mais, déjà, obéissant aux ordres de la méchante femme, un valet le frappait à coup de fouet, et il dut se rendre à l'écurie.
Une semaine passa... puis une autre... Cette nouvelle vie plaisait infiniment à la femme du pêcheur. Elle changeait de vêtements à longueur de journées et passait son temps à s'admirer dans les miroirs. Les domestiques étaient intarissables de compliments, mais tous, dans son dos, disaient du mal d'elle. Un jour, elle en eut assez de changer sans cesse de parures et fit chercher le vieux pêcheur à l'écurie.
- Par ta faute, - dit-elle d'une voix désagréable, - je ne suis qu'une comtesse insignifiante. Si tu avais eu un peu de plomb dans la cervelle, tu aurais demandé au poisson de me faire tsarine. Il n'est pas trop tard pour bien faire, retourne au bord de la mer !
- Tu es devenue folle ? - s'écria le vieil homme avec colère.
- Tais-toi, déguenillé ! - répliqua sèchement la méchante femme. - Comment oses-tu parler de cette façon à ta maîtresse ? File! Ou tu seras fouetté !
Le pauvre pêcheur n'avait plus qu'à obéir.
- Poisson, joli poisson doré, - murmura-t-il. - Je suis si confus... mais ma femme voudrait plus encore...
- Que veut-elle ? - demanda aussitôt le poisson.
- Ma femme veut devenir tsarine, - dit-il en rougissant de honte.
- Je vais t'aider, - répondit le poisson, ayant pitié du brave homme. - Ta femme veut devenir tsarine, elle le sera, mais c'est la dernière fois, je ne veux plus jamais entendre parler d'elle.
Le pauvre pêcheur n'eut même pas le temps de le remercier, le petit poisson doré avait disparu dans les vagues.
- Ce serait vraiment un comble si ma femme me traitait d'imbécile, - pensait-il en rentrant chez lui tout heureux.
Au détour du chemin, il resta soudain comme pétrifié. Devant lui se dressait un palais merveilleux, tout de dorures, brillant de mille feux. Le vieil homme gravit l'escalier monumental et entra dans une vaste salle de réception. Trônant au bout d'une longue table, au milieu de comtes et de comtesses, sa femme tenait à pleine main, comme un sceptre, une énorme cuisse de canard. Un serviteur remplit son verre d'un vin de belle couleur, puis s'inclina jusqu'au sol. La vieille femme mangeait bruyamment, en claquant la langue, puis essuyait sa bouche grasse à même sa jupe. Le vieil homme était si heureux qu'il eut envie de rire.
- Tsarine, - dit-il avec respect, - j'espère que vous êtes satisfaite de votre vieux et stupide mari. Je pense que vous saurez récompenser mes efforts et que vous me laisserez une place à votre table.
Pauvre vieillard naïf ! Il n'était pas au bout de ses peines.
- Disparais de ma vue, misérable ! - hurla la vieille femme à son adresse. - Ne vois-tu pas que je gouverne ?
Elle claqua des doigts, et des gardes attrapèrent le vieil homme par le col et le jetèrent dehors.
Une semaine passa... puis une autre... et la vieille femme se lassa d'être tsarine. Elle ordonna aux gardes d'aller chercher son mari.
- Retourne voir ton poisson doré, - hurla-t-elle dès qu'il eut franchi la porte, - et dis-lui que je veux devenir reine de toutes les mers et de tous les océans ! Le poisson doré sera mon serviteur.
Le vieil homme n'osa pas répliquer. Il s'inclina et sortit. Il marcha très lentement jusqu'au bord de la mer et s'assit sur la grève.
Que faire ? Il avait honte, mais n'avait pas d'autre solution que d'obéir à sa femme. À voix basse, il appela le poisson.
L'horizon devint noir comme l'encre, le vent hurla et la mer se déchaîna.
- Que me veux-tu encore ? - demanda le poisson en colère.
- Ma femme est certes un peu bizarre, mais personne n'est parfait, - bredouilla le vieux pêcheur. - Pourrais-tu encore une fois exaucer son voeu ? Elle désire devenir la reine de la mer et que tu sois son serviteur.
Le poisson ne répondit pas, il donna un coup de nageoire sur l'eau et disparut. Un éclair alors illumina le ciel et un violent coup de tonnerre retentit.
- Ma femme va être contente, - se dit le vieux pêcheur en prenant le chemin du retour, - le joli petit poisson doré va sûrement exaucer son voeu.
Il dut se frotter les yeux pour le croire : là où se dressait le palais aux magnifiques coupoles, il n'y avait plus qu'une pauvre masure en terre battue ! Sa vieille femme, vêtue de guenilles, lavait dans un baquet troué quelques linges déchirés. Elle ne se lamentait pas, elle ne criait pas. Sur son visage ridé coulaient des larmes amères.
La vie est ainsi faite : qui veut trop, n'a rien.

Aujourd'hui encore, cette histoire me rappelle à quel point nous vivons dans une société de consommation, de richesse et où l'on en veut toujours plus. Tout cela semble devenu tout à fait acceptable. Et je ne jette ici point la pierre car, si je travaille beaucoup,  je jouis, moi aussi, des avantages de cette société de consommation. Le monde occidental d'aujourd'hui nous apporte tant de facilités et de confort, que nous avons tendance à considérer ce luxe comme la norme. Certains manifestent chez nous pour leurs soi-disant "droits acquis", là où d'autres ne disposent pas même des premières nécessités. En voyageant un peu, l'on se rend compte que l'on vit bien dans nos contrées et particulièrement grâce à des systèmes sociaux généreux. Quoi que l'on puisse en penser, il est, quelque part, un peu logique que d'autres nous envient.
En outre, tout cet environnement nous rend trop souvent aveugle aux bonheurs simples: la beauté d'un soleil couchant, de la rosée du matin, d'un regard, d'un sourire, d'une caresse. Et avant tout, à celui d'être en vie et en bonne santé.
Et quant à vous, Messieurs, qui vous vous considérez parfois pauvres pêcheurs, si votre femme vous demande le soleil ou la lune... Prenez délicatement son visage entre vos mains, caressez lui la joue, serrez-la doucement dans vos bras, embrassez-la tendrement et glissez-lui à l'oreille, simplement, que vous l'aimez... Cela vaudra tous les châteaux du monde.

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